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respectabilité. Le code des bienséances lui tient lieu de Credo. Et l’audace de sa pensée expire au seuil des convenances mondaines. Ajoutez que Darras n’est pas seulement un cerveau et n’oubliez pas de tenir compte de sa sensibilité : le cœur a ses raisons qui sont plus fortes que la raison même d’un libre penseur. Amoureux d’une catholique, il va s’embrouiller dans toute sorte de contradictions. Il fera de son beau-fils son disciple et lui fabriquera une âme libre de préjugés, à la ressemblance de la sienne ; mais il consentira que sa fille, sa propre fille, soit élevée dans cette religion qu’il abhorre. Et cette concession sera pour lui la source de grands malheurs.

Mme Darras est une chrétienne qui a passé par une crise de révolte. Mariée à un affreux mari, libertin, alcoolique, elle était du grand nombre de celles aux yeux de qui leur infortune individuelle est un argument terrible contre la Providence. Peu à peu sa piété, qui subsistait, se faisait moins ardente et elle songeait, non sans un regret, à ce qu’aurait pu être sa vie auprès d’un autre homme, qui aurait su l’aimer. L’affaiblissement de la foi chez la femme que la vie a déçue, l’âpre désir qui pousse l’individu à rattraper le bonheur, l’influence amollissante du milieu complaisant et des exemples chaque jour plus fréquens, tout s’est réuni pour lui faire accepter le divorce suivi d’un second mariage. Mais chez la femme qui a été façonnée par le christianisme et dont l’âme fut vraiment chrétienne, devait s’éveiller, certain jour, sous le coup d’émotions qu’on pouvait prévoir, une irrésistible nostalgie des choses religieuses. Dirai-je que le voisinage de ce Darras, si honnête homme mais si insupportable ! n’a pu manquer d’y contribuer ? Au contact de cette raison imperturbable, une sensibilité de femme et de femme pieuse est sans cesse froissée. En reprenant, pour y accompagner sa fille, le chemin de l’église, la mère a retrouvé ses impressions d’autrefois. Tout son passé, qui se ravive en elle, lui révèle la misère de son état présent. Elle fait une découverte dont, un jour ou l’autre et de toute nécessité, elle devait s’aviser : elle s’aperçoit avec horreur qu’elle n’est pas mariée !

Darras est un type de transition. Il s’arrête à moitié route. Pour pousser ses théories jusqu’au bout, comptez sur la génération qui vient ! Elle est représentée ici par le jeune Lucien et par Berthe Planat. L’intérêt de ces deux rôles est de nous montrer à quel point il est vrai de dire que les idées vont vite. Nous y pouvons contempler, non sans effroi, la forme que certaines théories prennent dans des consciences toutes neuves, dénuées, du lest de l’expérience et férues d’intransigeance. Lucien, c’est Darras à vingt-cinq ans. Lui aussi, ce