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Mais cette première série de lettres, comme je l’ai dit, n’a pour nous qu’un intérêt assez maigre ; et nous nous accommoderions volontiers, aussi, de ne point connaître les lettres qui forment le chapitre suivant, et qui décrivent le séjour à Londres du roi de Prusse et de l’empereur Alexandre, si nous n’y trouvions le curieux récit d’un dîner chez sir Humphry Davy, où Mme de Staël s’est livrée à un « duel d’éloquence » avec lord Byron. « Eloquence est un grand mot, mais pas trop gros pour elle. Elle parle comme elle écrit ; et, ce soir-là, en outre, elle a été inspirée par l’indignation, se voyant aux prises avec deux tendances opposées… Elle s’est montrée toute stupéfaite d’apprendre que la pure et parfaite constitution anglaise exigeait, elle-même, une réforme radicale…, et que la Grande-Bretagne, ce rempart du monde, n’était qu’un faible esquif, disjoint, et presque sur le point de périr. C’est ainsi, du moins, que notre pays a été représenté à Mme de Staël par son antagoniste, Childe Harold (lord Byron), dont l’opinion, en partie peut-être pour le besoin de sa controverse, est devenue sans cesse plus sombre à mesure que sa partenaire témoignait de plus d’enthousiasme. Quant à l’esprit, sur ce point là tout l’avantage a été pour le poète. Celui-ci est un mélange de mélancolie et de sarcasme, mais contenu par la bonne éducation, et avec une veine de génie original qui compense la tournure bizarre, et trop peu héroïque, de tout l’ensemble de son caractère. C’est une âme qui jamais ne nous suggère une idée de la lumière du soleil, — une nuit ténébreuse sur laquelle, par instans, s’allument des éclairs. »

La lettre qui nous raconte cette entrevue n’est pas d’Edward Stanley, mais d’une amie de sa jeune femme. Le futur évêque se trouvait, cependant, à Londres durant les triomphales visites des princes vainqueurs de Napoléon ; et sa femme nous rapporte même que, un dimanche, comme il prêchait dans une église, elle a vu entrer, s’asseoir dans un coin, et écouter avec toutes les apparences de l’attention la plus recueillie, un inconnu qui, s’il n’était pas le roi de Prusse en personne, lui ressemblait, au moins, de la façon la plus singulière. Mais Edward Stanley, dès ce moment, n’avait plus de pensées que pour l’expédition qu’il avait projetée : il se sentait une hâte fiévreuse d’aller, en quelque sorte, s’assurer directement que l’odieux dompteur de l’Europe avait bien été mangé, et jouir de la vue des gouttes de son sang qui restaient visibles encore, sur le sable de la cage où venait de se produire la catastrophe longtemps attendue. Tout en prêchant ses sermons et tout en guettant, dans les rues de Londres, le passage du roi de Prusse, du tsar Alexandre, ou de l’excentrique sœur de celui-ci, la