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campagnes, et s’enfonçant jusqu’aux oreilles dans la mousseline de leurs cravates. Bel homme en sa taille élancée, malgré sa figure anguleuse, son nez crochu, son menton trop saillant, la luisante calvitie de son crâne, Oudinot présidait, joyeux, à des « agapes » qui s’annonçaient joyeuses… Le dîner commença, frairie bientôt bruyante : une « orgie, » affirma plus tard la toujours sobre et chaste police.

Au reste, en ce temps peu frugal, tout repas de garçons devenait vite une tapageuse orgie. Les quatre années du Consulat furent un âge idéal pour le gourmet, le gourmand et le goinfre. Jamais la « science de gueule, » — le mot est de Montaigne, — ne fut en France aussi doctement cultivée. En dépit des mauvaises récoltes et de la cherté du pain, on cuisinait selon Carême, on banquetait suivant Berchoux. Le brouet noir à la Spartiate ne trouvait plus de glossateur ; l’art de bien manger inspirait des volumes, et les Grimod de la Reynière charmaient plus de lecteurs qu’un Legouvé lui-même. Cambacérès, d’ailleurs, donnait de grands exemples de ripailles et d’indigestion. Assisté du maigre et spectral d’Aigrefeuille, le gras consul, plus ventru à lui seul que le gouvernement tout entier, inventait des recettes culinaires, et ses festins, à deux services, de huit plats chacun, causaient d’admiratives stupeurs. Les raouts militaires avaient surtout un haut renom de gaillarde bombance. On s’y grisait avec bonheur, on s’y divertissait avec entrain. Même, la coutume était dans la cavalerie qu’après un copieux balthazar, assiettes et bouteilles, la vaisselle entière prît le chemin de la fenêtre pour aller bombarder les passans. Mais si jovial dessert n’eût pas été de mise dans le manoir de Polangis…

Bien qu’assez économe, calculant son budget, épluchant avec soin ses livres de cuisine, Oudinot aimait l’ostentation. Son menu, à n’en pas douter, était des plus friands. Sur la nappe en toile de Hollande, les réchauds, pareils à des trépieds antiques, abritaient sous leurs cloches maintes plantureuses victuailles : la « marée » souvent mal odorante, fournie d’ordinaire par Chevet ; la volaille truffée que préparait Hyrman ; les foies de canard ou de veau de rivière, pâtés chefs-d’œuvre de Corcelet. Toute une architecture de pâtisseries : temple de la Gloire, arc de triomphe, redoute armée de canons, devait se dresser au milieu de la table.

D’après l’usage, l’amphitryon découpait lui-même les pièces de résistance, puis, avec un mot aimable, faisait servir chacun