Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/536

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à ses vrais amis, qui auraient souhaité, et je les ai souvent entendus exprimer ce vœu, qu’une jeune et belle compagne, capable de comprendre et de partager ses vues élevées, généreuses et peut-être téméraires, fût devenue l’intérêt légitime qui a manqué à la vie de ce brillant jeune homme : elle aurait comprimé des défauts qui, devenus des vices, l’ont conduit, par le dégoût de la vie et des plaisirs, qu’il avait imprudemment épuisés, à une mort qui ne fut utile ni à sa gloire ni à sa patrie.

Je me souviens de l’avoir vu au mois de septembre 1806, la veille du jour où il quitta Berlin pour rejoindre l’armée. Il était chez la princesse Louise, ma marraine, qui, tremblant pour ce frère chéri, versait des larmes en silence. Le prince, dans un état d’agitation difficile à décrire, marchait avec vivacité ; il était fort rouge, et l’on voyait des mouvemens convulsifs dans ses mains. Les affronts que la Prusse venait d’essuyer de la part du gouvernement français excitaient sa rage. Il montrait un mépris profond pour son cousin[1], à la timidité duquel il attribuait tant de maux ; son langage devenait injurieux en nommant M. de Haugvitz[2], et il plaignait la Reine qu’il admirait passionnément. Prédisant le mauvais succès de la guerre, il répéta plusieurs fois qu’il ne pouvait survivre à tant de malheurs et à tant de honte. Toutes les phrases violentes sur les affaires publiques étaient mêlées de paroles fort tendres pour sa sœur, mais empreintes des plus noirs pressentimens. Avec quelques années de plus et mes superstitions, j’aurais compris, en sortant de cette chambre, que l’homme que j’y laissais était livré à une fatalité qui l’arrachait des bras de sa sœur pour ne l’y ramener jamais. Quinze jours après, la nouvelle de sa mort arriva à Berlin, et y répandit une morne consternation. On se refusait d’abord à croire une si terrible nouvelle ; on sortait dans les rues, on s’adressait aux passans, on faisait la triste question dont on n’osait écouter la réponse. Toute la ville se pressait au palais Radziwill ; le désordre y était tel, que Mlle Fromm et Mlle Wieseloff, deux maîtresses du prince Louis, arrivèrent sans obstacle

  1. Le roi Frédéric-Guillaume III.
  2. Ministre des Affaires étrangères du roi de Prusse de 1793 à 1804. Il passa le portefeuille au baron de Hardenberg et fut, en 1805, choisi par le Roi pour porter à Napoléon la déclaration arrêtée avec la Russie par la convention de Potsdam (3 novembre). On l’accusait d’être partisan de la politique napoléonienne.