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Certes une grande partie de mes défauts datent du commencement de ma vie, et je ne sais s’il me serait resté une seule bonne disposition, sans le changement qui eut lieu, à cette époque, dans mon éducation. Un homme, aussi fameux par ses vices et ses bassesses que par le grand empire qu’il exerça sur plusieurs personnages marquans, fut la cause principale de ce qu’on me mit dans une meilleure route.

Ma famille tout entière était sous le charme de ce baron d’Armfeld[1]si fatal au repos de ceux dont il se disait l’ami. Il gouvernait despotiquement notre intérieur ; mais son règne fut court et ne laissa d’heureux souvenirs que dans ma vie. Etonné qu’à près de sept ans je ne susse pas lire, il voulut s’assurer lui-même si mon ignorance tenait à de la mauvaise volonté, à de la stupidité, ou à quelques défauts dans la manière de m’enseigner. Il me fit connaître mes lettres ; je les appris en si peu de temps, mes progrès furent si rapides, qu’il assura ma mère qu’il y aurait moyen de tirer quelque parti de moi, et qu’il était bien temps de me donner une gouvernante instruite et capable de me diriger. M. d’Armfeld faisait autorité dans cette question, il avait une fille charmante et bien élevée. Il mit donc l’instruction à la mode dans la maison, et aussitôt on chercha partout la gouvernante à laquelle on voulait confier le petit monstre, qui, en huit jours, avait appris à lire comme une grande personne.

Le peu d’influence que ma mère avait eue sur l’éducation de ses autres enfans, fit naître en elle le désir de prouver, par moi, que mon père avait eu tort de ne pas lui en laisser davantage. Pour réparer le temps perdu et la négligence singulière dont on commençait à se repentir, on passa, comme c’est assez l’ordinaire, d’un excès à un autre : le conseil assemblé résolut de faire de moi un petit phénix qui, on n’élevait pas le moindre doute, ferait un jour un honneur prodigieux à la famille. Une bonne gouvernante, qui eût été fort suffisante pour un enfant, ne parut pas donner assez d’éclat à cette éducation que l’on annonçait avec une grande pompe ; on lui adjoignit donc un

  1. Le baron d’Armfeld (1757-1814), favori du roi de Suède Gustave III, qui le chargea de nombreuses négociations et missions politiques. Après la mort de Gustave III, assassiné en 1795, il eut avec le duc de Sudermanie d’inextricables démêlés, fut accusé de trahison, condamné à mort par contumace. Pendant tout le temps que dura sa disgrâce, il séjourna en Allemagne et surtout à Berlin. Gustave-Adolphe IV, à son avènement, lui rendit biens et dignités et le combla de faveurs.