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moyen de refuser de me mener au château et au palais Radziwill quand j’y étais demandée. La Reine mère, la jeune Reine, tous les princes me traitaient comme si je leur eusse appartenu. Ma marraine était toute maternelle pour moi, la vieille princesse Ferdinand me gâtait à l’excès, et le jeune prince royal[1], enfant aussi spirituel qu’il est devenu un prince distingué, m’avait prise dans la plus vive amitié : un an de plus que lui m’avait donné une sorte d’autorité sur son naturel indompté. Nous avions les mêmes maîtres et nous les faisions nos ambassadeurs ; c’était un échange innocent et continuel de dessins, de petits ouvrages, de beaux exemples d’écriture, de complimens fort tendres. J’ai conservé tant de reconnaissance pour cette aimable famille, j’ai été si respectueusement touchée de l’honneur qu’elle a désiré me faire en souhaitant mon mariage d’abord avec le prince Henri[2], frère du Roi, et plus tard avec le prince Auguste[3], son cousin, je me trouve encore si flattée des regrets qu’elle a témoignés lorsque mon étoile m’a arrachée de la Prusse, que je ne pourrai jamais exprimer assez tout le dévouement et le respect que je lui ai voués.

D’après les goûts de Mlle Hoffmann, je vivais, comme je viens de le dire, dans un monde fort différent, et qui partout ailleurs aurait eu plus d’inconvéniens pour moi ; mais, à Berlin, la haute bourgeoisie offre une société pleine de savoir et de talent. Peut-être le goût n’était-il pas toujours bien sûr et la pédanterie se glissait-elle quelquefois dans nos réunions. Les Français se feront une idée juste de ce qu’elles étaient par M. de Humboldt[4], qui appartient à cette même bourgeoisie.

  1. Il régna plus tard sous le nom de Frédéric-Guillaume IV (1840-1861).
  2. Né en 1781, mort en 1846. Il était le troisième fils de Frédéric-Guillaume.
  3. Le prince Auguste de Prusse était frère du prince Louis-Ferdinand. Il fut fait prisonnier au combat de Prentzlow, le 6 octobre 1806, par le vicomte de Reiset et conduit en France comme prisonnier d’État. Sur le séjour du prince Auguste de Prusse au château de Coppet et sur son projet de mariage avec Mme Récamier en 1807, voir le livre très documenté de M. Herriot, Madame Récamier et ses amis, Paris, in-8. 1904, t. I, p. 171 et suiv.
  4. Il s’agit ici de Guillaume de Humboldt, et non d’Alexandre son frère. Guillaume de Humboldt (1767-1835) représente au plus haut degré le type de l’homme très cultivé (hochgebildeter Mann) qui, avec un grand fond d’instruction première, a su s’assimiler toutes les idées de son temps. Il fonda l’Université de Berlin (1810) et fut ministre plénipotentiaire de la Prusse au Congrès de Vienne. C’est là qu’il reverra la princesse Dorothée de Courlande, devenue duchesse de Dino, qui accompagna le prince de Talleyrand, son oncle, au Congrès. L’Académie royale de Berlin vient de publier une édition de ses œuvres complètes qui ne compte pas moins de 5 vol. in-8. Si les écrits philosophiques de G. de Humboldt n’ont guère franchi les limites du monde savant, ses écrits politiques (Politische Denkschriften, t. X-XII, formant 4 vol. de l’édition citée) ont exercé une profonde influence sur la formation de l’Allemagne contemporaine. Une œuvre d’un autre genre, mais célèbre en Allemagne, nous donne une idée de ce qu’il devait être dans ses relations du monde. Ce sont ses Briefe an eine Freundin, qui contiennent toute une philosophie du bonheur puisé dans le parfait équilibre de l’âme. Les Lettres à une amie sont adressées à Charlotte Diede, personne d’une grande beauté, qu’il connut aux eaux de Pyrmont au temps où il était étudiant, dont il fut très amoureux pendant trois jours et à qui il écrivit régulièrement jusqu’à la fin de sa vie. Et c’est en vain qu’on chercherait dans cette correspondance intime un mot de nature à compromettre la mémoire d’un philosophe.