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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/596

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d’un demi-siècle de la pensée française ? Comme tous les actes de notre existence, nos livres nous entraînent, nous engagent dans l’avenir presque malgré nous : en vain nous voudrions nous ressaisir, échapper aux interprétations que l’on donne de notre propre pensée ; nous ne le pouvons plus ; « nous sommes embarqués ; » la vie collective nous a pris dans son engrenage. On aurait pu rappeler à Brunetière ce qu’il disait jadis : « Les hommes tels que M. Renan, dans la situation qu’il occupe, avec l’influence qu’il exerce, dans toute la maturité de l’intelligence et dans tout l’éclat du talent, ont un peu charge d’âmes. Ils ne vivent plus, ni ne pensent, ni ne parlent pour eux seulement… » De fait, quand parut l’article Après une visite au Vatican, par l’abondance et la variété de son œuvre antérieure, par sa situation personnelle, par son double talent d’orateur et d’écrivain, par son intervention enfin dans toutes les questions à l’ordre du jour, n’était-il pas le véritable successeur de Renan et de Taine ? « En 1894, — écrivait récemment un adversaire, — en 1894, après la mort de Renan et de Taine, il était le guide incontesté de la pensée contemporaine[1]. » Comment, dans ces conditions, une parole décisive de lui, en un pareil sujet, alors plus « actuel » que jamais, et prononcée d’une pareille tribune, n’aurait-elle pas soulevé quelque durable émotion ?

Voici comment il résumait lui-même le dessein de son article :


A la vérité, il y était question, sinon de la « banqueroute, » en tout cas des « faillites » que la science a faites à quelques-unes au moins de ses promesses ; mais je n’étais pas le premier qui se servît de ce mot, et dix autres avant moi l’avaient publiquement prononcé[2]. J’y louais, comme je

  1. A le bien prendre, l’article Après une visite au Vatican est une réplique à l’Avenir de la Science, livre écrit en 1848, mais publié, comme l’on sait, en 1890 ; et il est aussi la suite logique des pages de Taine sur l’Église (1891), en même temps qu’une réponse à ces pages.
  2. Brunetière avait grandement raison de dire, — il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter à l’article, — qu’il n’avait rappelé la formule « la banqueroute de la science » que pour la repousser aussitôt. — Il serait d’ailleurs curieux de savoir qui a le premier employé l’expression. Je la trouve, dès 1883, sous la plume de M. Bourget, dans un « dialogue » intitulé Science et Poésie (Études et Portraits, t. I, p. 202) : «… Je n’ignore pas, dit l’un des deux interlocuteurs, que la science recèle un fond incurable de pessimisme, et qu’une banqueroute est le dernier mot de cet immense espoir de notre génération, — banqueroute dès aujourd’hui certaine pour ceux qui ont mesuré l’abîme de cette formule : l’Inconnaissable. Il y a un principe assuré de désespoir dans la définition même de la méthode expérimentale, car, en se condamnant à n’atteindre que des faits, elle se condamne du coup au phénomène final, autant vaut dire au nihilisme… »