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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/614

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écrivains de second ordre, un Bourdaloue, un Du Bellay, par exemple : ceux-là, en effet, il les embrasse tout entiers ; il entre sans effort et comme de plain-pied dans leur intimité ; rien en eux ne le dépasse et ne le dépayse ; il est par excellence l’homme des « coteaux modérés ; » les hauts sommets, les vastes horizons déconcertent et offusquent son regard ; il est surtout un incomparable critique des minores. Rien de tel chez Brunetière. Non qu’il n’ait su rendre pleine justice aux auteurs de second plan, et Sainte-Beuve lui-même n’a pas mieux parlé de Du Bellay et de Bourdaloue. Mais ces minores, il les regarde et il les étudie d’un peu haut, si je puis dire. Au contraire, toute sa sympathie instinctive et toute son admiration vont aux très grands écrivains, à ceux qui ont reçu en partage la fécondité et la force[1]. Ceux-là, il les comprend et il les pénètre de part en part ; souvent même, il les devine ; il n’a besoin d’aucun effort pour s’élever jusqu’à eux. Quelque sévère qu’il soit parfois pour leur œuvre et leur action, il leur sait gré, au fond, d’être, à leur manière, des « forces de la nature. » Un Voltaire lui-même ne lui inspirera pas moins d’admiration que de colère. Les rudesses de la critique sont une des formes de son respect, et les familiarités qu’il prend à l’égard de ces maîtres sont une marque de son estime. Il a dit aussi quelques dures vérités à Balzac ; mais Balzac n’en sort pas moins grandi de l’étude que Brunetière lui a consacrée. C’est encore une fois que l’historien saluait dans le romancier un de ces grands hommes de Lettres comme il les aimait, et, au fond, comme il était lui-même.

Il semblait que de si hautes et si rares qualités de critique dussent trouver leur naturel emploi dans une œuvre de plus longue haleine, dans une vaste Histoire de la littérature française qui répondît aux exigences nouvelles des esprits contemporains. Par toutes ses études antérieures, par son long enseignement à l’École normale, par le tour essentiellement constructif de son esprit, Ferdinand Brunetière était admirablement préparé à une tâche de ce genre. Il paraît cependant avoir longtemps hésité à s’y vouer. « Il a presque suffi, écrivait-il en 1883, il a presque suffi à M. Désiré Nisard de lire nos grands écrivains,

  1. Dans son Manuel, il protestait par exemple (p. 169) contre « l’abus qu’il y aurait à faire de La Rochefoucauld un grand écrivain. » « Un grand écrivain, déclarait-il, est toujours abondant, fécond, et plus varié surtout que ne l’a été La Rochefoucauld. »