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et, en certains districts, a quadruplé de prix depuis trente ans.

Comment se fait-il que la question agraire, qui rentre directement dans cette étude sur « la fortune de la Russie » puisque le sol en forme une partie essentielle, domine en ce moment toutes les préoccupations politiques ? Comment se fait-il que la crise de la propriété ait été une des causes des troubles matériels qui viennent de secouer si rudement cet empire ? Et pourquoi faut-il qu’ici le gouvernement soit obligé d’intervenir par l’or ou par le fer, par des baïonnettes ou par des subventions, pour pacifier des hostilités, assouvir des appétits, même pour apprendre à ses sujets l’art de faire valoir leurs richesses foncières ?

Pourquoi l’Etat russe rencontre-t-il sur ce terrain des difficultés que ne rencontre aucun État d’Europe ? Si l’on objecte que la Russie est un pays neuf, où la masse de la nation n’a pas eu le temps de s’éduquer, de s’enrichir comme en France, on peut répondre que l’Amérique était aussi un pays neuf, il y a cinquante ans, et que la terre donnée par le Congrès des États-Unis à ses citoyens n’était pas moins nue que celle dont le Tsar a fait présent à ses moujiks.

Il faut ici interroger l’histoire. La Russie paie des erreurs séculaires. L’Amérique est un territoire où des citoyens majeurs ont constitué « l’État » de toutes pièces ; la France est un pays où les habitans et l’État ont grandi ensemble, se sont formés et développés en même temps. Quand le paysan français était serf, l’individu qui portait le titre de « roi de France » était un seigneur un peu plus « arrivé » que les autres, mais guère plus possessionné que bien d’autres et pour longtemps encore en lutte avec eux. Avant que ce seigneur ne fût devenu « l’État, » les paysans étaient devenus des vassaux-propriétaires et, bien avant que ce seigneur disparût, par la révolution de 1789, les Français, sans cesser d’être politiquement des sujets, étaient devenus économiquement des citoyens.

En Russie au contraire nous voyons un gouvernement obligé de former un peuple ; parce que l’évolution politique s’est opérée bien avant l’évolution économique, — à la fin du XVIe siècle, — et que la première, loin de servir la seconde, l’a, durant deux siècles et demi, volontairement paralysée. Il s’agit aujourd’hui de rattraper le temps perdu, tout le monde en tombe d’accord, mais cela ne peut pas se faire en six mois.