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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/791

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C’est une question mystérieuse autant qu’intéressante pour l’histoire sociale, que de savoir pourquoi les phénomènes qui ont déterminé dans l’Europe occidentale, et notamment en France aux XIIIe et XIVe siècles, l’abolition du servage, ne se sont pas produits en Russie aux XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque, à son tour, ce pays sortait des ombres de la barbarie et se modelait sur ses aînés ; pourquoi au contraire le servage, qui existait peu ou point à l’époque d’Ivan le Terrible (1533-1584) dans le futur empire des Tsars, s’était depuis l’avènement des Romanow organisé, étendu, alourdi et finalement stabilisé jusqu’à l’émancipation de 1861, qui ne fut elle-même qu’un expédient imparfait et transitoire.

Lorsque le grand-prince de Moscou, au milieu du XVIe siècle, eut enfin secoué le joug tartare, il se décora, pour que nul ne mît en doute son indépendance vis-à-vis des successeurs de Gengis-Khan et de Timour, de ce titre d’ « autocrate » qui rend à nos oreilles modernes le son d’un despotisme attardé, aujourd’hui que tout le monde en a oublié l’origine et que le Grand-Mogol qu’il bravait n’est plus qu’un petit pensionné britannique, obscur en un coin de l’Inde. Néanmoins le type de souveraineté qu’il inaugurait, le seul que l’on connût dans ces régions, était le type asiatique ou si l’on veut le type byzantin, celui des empereurs de Constantinople, dont le prestige n’était pas encore effacé et avec qui les nouveaux Césars moscovites avaient eu des liens de foi et de parenté.

Le pays sur lequel il allait régner ou qu’il allait peu à peu conquérir, qu’était-il d’ailleurs ? De « toutes les Russies » y en avait-il une seule de vraiment « russe ? » Combien restait-il, de la Baltique à la Mer-Noire, du pur sang de ces Slaves ou Sarmates dont le poète Ovide avait trouvé, seize siècles en deçà, la société si déplaisante ? Combien en restait-il seulement depuis le temps où Rurick, le Scandinave, un contemporain de Charles le Chauve (862) était venu les gouverner ? Dans cette macédoine de peuples parmi lesquels les Goths, les Huns, les Alains et les Bulgares s’étaient heurtés, puis mélangés, que le Tartare ensuite avait longtemps tenus sous sa loi, vainqueurs et vaincus formaient une race nouvelle, d’âme orientale, pliée à l’obéissance.

En Occident, en France, parmi ces innombrables petits « États » qu’étaient les fiefs du moyen âge, les serfs passèrent à travers ce réseau de jalousies et de concurrences pour atteindre