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sévères, prises aussi bien contre les fugitifs que contre les seigneurs qui les recueilleraient.

Les paysans devaient servir les nobles pour que ceux-ci pussent servir le Tsar à l’armée. Plus tard, au XVIIIe siècle, un oukase de Pierre III abolit le service obligatoire des nobles ; il fut remplacé par un impôt en argent, variable suivant le nombre de leurs serfs. Dès lors que les nobles payaient pour eux, c’est donc que ces serfs leur appartenaient en bien propre. En effet, de règne en règne, le poids du servage devenait plus lourd, les abus plus nombreux, tolérés par une politique qui eût craint, en protégeant ces faibles, de développer en eux un esprit d’insubordination. Ainsi accablée, inculte, maintenue par ses maîtres et par l’État dans une enfance éternelle, la classe la plus nombreuse, la plus pauvre de la nation, stoppa dans la barbarie ; l’heure cessa de marcher pour elle.

Songez à la différence de mentalité qu’il pouvait y avoir entre un boiard et ses hommes, à l’avènement de Michel Romanow (1613) ; elle ne devait pas être énorme. La distance entre eux était déjà beaucoup allongée au temps de Pierre le Grand. Au milieu du règne de la Grande Catherine, l’amie couronnée des Encyclopédistes, exactement informée des cancans de Versailles, cette cour du Palais d’Hiver, qui danse et soupe en ce bijou d’architecture qu’est la salle de marbre à l’Ermitage, cette aristocratie tout à l’ambre est de son temps, du temps de Louis XV. Mais lui, le moujik, qui se chauffe dans son isba de bois avec le fumier desséché de ses bêtes, c’est un villain du temps de Philippe-Auguste, ou même du temps de Charlemagne.

Entre ces deux classes, entre les plus avancées et les plus arriérées, il s’était creusé un abîme de mille ans, que le XIXe siècle n’avait point diminué, au contraire, malgré l’émancipation de 1861. Maintenant, de la civilisation morale qu’on ne pouvait plus arrêter, le moujik était menacé d’absorber d’abord le poison ; comme il a commencé, de la civilisation matérielle, par accueillir surtout l’eau-de-vie. Ce n’est pourtant pas un « alcoolique, » c’est-à-dire un buveur régulier, ce doux rêveur qui, au sortir de la paye de quinzaine, achète au « Monopole » une grande jarre de vodka et boit jusqu’à épuisement de liquide et de raison. — « Comment veux-tu, dit-il à qui le prêche, m’empêcher d’oublier, au moins une fois par quinzaine, que je suis au monde ? »