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réussissaient pour la plupart à filer à temps et à se soustraire au châtiment.

On a vu des fous sanguinaires scier par le milieu du corps un patron d’usine qu’ils avaient garrotté et assujetti entre deux planches et, devant ces restes pantelans, se mettre à faire entre eux une collecte pour en offrir le produit à la femme et aux enfans de leur victime. Souvent les paysans ont été les premiers à souffrir des suites de leur fureur stupide, dans le cas où ils ont ruiné des sucreries, des distilleries, qui leur donnaient un gain régulier durant les longs mois d’hiver. Nulle part les désordres n’ont duré plus de quelques jours, mais le mouvement, calmé ici, renaissait ailleurs. Aujourd’hui, quoique l’on ait encore à enregistrer des crimes isolés, les moujiks, désillusionnés sur le rôle des soi-disant délégués du Tsar, seraient plutôt enclins à une levée en masse pour faire de la contre-révolution, tout aussi dangereuse pour la sécurité du pays.

Quant à la « nationalisation du sol, » ils ont eu plus de peine à en abandonner l’espoir. A un propriétaire qui leur offrait de leur vendre des terres à l’amiable, il y a quelques mois, des paysans répondaient : « Tu nous fais un prix divinement tentant, — un prix « de bon Dieu, » dit l’adjectif russe ; — mais à quoi bon acheter ce que bientôt nous aurons pour rien. » La surface agraire de la Russie d’Europe mesure 430 millions d’hectares, dont l’Etat, les villes, les apanages et autres institutions possèdent 165 millions. A première vue, il y a là de quoi doter pas mal de cultivateurs mal partagés, et l’on a fait miroiter le chiffre dans la presse aux yeux des lecteurs incompétens. En réalité, ce n’est rien.

Le domaine de l’État est cantonné, pour 132 millions d’hectares, dans les cinq gouvernemens du Nord et du Nord-Est, — celui d’Arkhangel en contient seul 82 millions, — et consiste en terrains marécageux, impropres à toute culture, en toundras où croissent à peine le bouleau nain et le lichen d’Islande. Dans les autres parties de l’Empire, où l’État ne possède généralement que des forêts, il lui est impossible de les aliéner ou de les laisser abattre. Leur exploitation rationnelle constitue un devoir sacré, tant pour leur influence sur le climat et les sources que pour l’approvisionnement en bois de la population elle-même. De terres vraiment arables, l’État n’en possède pas plus de 4 millions d’hectares et elles sont déjà louées à des paysans riverains,