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constant, sans autres détentes que celles du repos nécessaire, avec une attention, une réflexion entraînées, une parfaite maîtrise de soi, travaille non pas seulement pour gagner sa vie, mais parce qu’il a du cœur, et que son travail propre, qui l’intéresse comme l’artiste son art, lui est l’activité, maintenant nécessaire et régulièrement spontanée, où sa vie trouve santé, joie et rythme quotidiens. C’est ainsi qu’aux empreintes de la famille, de la caste et de l’école, celle du métier se superpose, achevant de façonner l’homme à demeure, dans sa physionomie visible autant que dans sa personne profonde. Alors seulement il atteint à cette beauté grave et forte qui, dépassant l’individu, signifie quelque chose de général. Les voyez-vous, ces simples, énergiques et sérieuses figures de gentlemen campagnards, officiers, prêtres, professeurs, magistrats, médecins, aussi bien que de soldats, marins, artisans, fermiers, celles à qui Ruskin garde ses sympathies dans cette humanité moderne qu’il n’aime pas ? De toutes les influences permanentes du milieu social et du milieu professionnel, de toutes les attitudes mentales et physiques, de tous les gestes mille fois répétés du métier, chacune a reçu son type vigoureux. Chacune, aux traits d’une si forte unité, traduit aux yeux le grand parti pris d’une vie bien orientée. Ces figures-là, que nous ne connaissons plus aujourd’hui dans leur plénitude et leur énergie d’accent, sont parentes de celles que Ruskin a tant aimées dans les effigies du moyen âge. Aux romanciers et poètes conservateurs de l’Angleterre, aux Tennyson comme aux Kipling, elles servent de thèmes et de modèles. Elles font partie de l’idéal tory. Car elles annoncent des groupes humains fortement ordonnés, où la coutume et la tradition sont puissantes, des principes de vie et de société dont l’autorité n’est point mise en question. Comme elles s’opposent à celles qui peuplent les grandes cités où nous vivons aujourd’hui ! Physionomies instables, celles-là, sans force, sans accent ni dignité, d’expression fugitive et molle, traversées de mille plis changeans. Physionomies nerveuses, toutes d’inquiétude, d’excitation et de souci. Que d’influences contraires, que d’idées sont venues s’y entrecroiser, quelles âmes sans forme, instables, frissonnantes, elles nous révèlent ! Quelle diminution de l’énergie-dont le premier signe est fermeté des contours et de la personne ! — quel fléchissement des idées directrices, quelle soumission aux circonstances mobiles, à l’accident variable, quelle avidité à saisir la distraction