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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/863

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La plupart sont destinés à être sages comme leurs coqs et leurs bœufs, rien de plus, justement savans des choses de la basse-cour et du pâturage, paisiblement ignorans de ce qui est au-delà. Être fier, être fort, en restant à sa place, dans son métier, voilà qui est permis et commandé au plus simple… D’un bout à l’autre de mon enseignement, j’ai affirmé que le devoir des hommes de culture est de partager leur pensée avec les hommes sans culture et de prendre aussi quelque part à leurs travaux. Mais jamais je n’ai dit que l’éducation doit être la même pour tous, et qu’il ne faut point distinguer entre maître et serviteur, esprit de rustre et de lettré. Que la culture soit accessible à tous, cela est nécessaire autant que de permettre à tous la vue du ciel ; mais il est aussi nécessaire de ne l’imposer à personne et de laisser la bienfaisante nature mener ses enfans, hommes ou bêtes, pour prendre ou laisser suivant leur instinct. Conduisez le cheval et l’homme à l’abreuvoir,… qu’ils boivent s’ils veulent et quand ils veulent ; l’enfant qui sentie besoin de la culture en recevra le bienfait, l’enfant qui s’en approche avec dégoût ne saurait qu’en être dégradé[1].


Car la connaissance n’est qu’aliment de l’esprit. Si l’esprit la reçoit sans désir, c’est qu’il n’est pas de force à en élaborer la masse et la transmuer en sa propre substance vivante, en énergie de pensée. Elle l’étouffe ou l’empoisonne, ce qui arrive avec les nourritures trop copieuses ou trop fortes que l’on ingère méthodiquement et par contrainte dans les écoles, et n’arrive pas avec les fruits sauvages que nous cueillons nous-mêmes aux libres chemins de la vie.


Quelle que soit votre chère, soyez plus sage que le serpent ; ne la mangez point sans la goûter. Je parle de toute espèce de chère, mais de celle-là surtout qui fut recommandée par le serpent : la science. Pensez au goût délicieux et délicat qu’on trouvait jadis à cette nourriture-là quand elle n’était pas aussi commune qu’aujourd’hui, quand les jeunes gens, — ceux de belle race, — réellement en avaient soif et faim… Ceux d’aujourd’hui ne vont plus à l’Université que pour ingurgiter, — et non pas même, hélas ! avec jouissance, à la façon du glouton, mais exactement et, tristement comme le boa constrictor, sans rien goûter au cours de l’opération. Rappelez-vous ce que le professeur Huxley vous a dit du grand boa qui n’avale pas, au vrai sens du mot, sa viande, mais s’y accroche et s’y pousse, en s’en remplissant comme un sac ouvert que l’on traîne sur du charbon. — C’est de cette façon que l’on demande au malheureux étudiant moderne de s’accrocher à son repas, en y enfonçant ses dents, en l’enveloppant de sa propre peau contractée[2].


Rien d’étonnant s’il finit par entrer en torpeur. Ainsi s’alentissent et s’alourdissent celles-là de nos années, qui devaient

  1. Fors Clavigera, lettre 95.
  2. Deucalion, II, 1.