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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/864

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être les plus vivantes. Elles passent, et nous découvrons un jour ce que nous en avons sacrifié : essors d’espoir et de rêve, force d’aimer et de vouloir, et tout notre émerveillement de la beauté du monde. Alors nous regrettons le temps de l’ignorance infinie et de l’infinie puissance, cette prime-sautière et créatrice jeunesse à laquelle savent revenir les hommes de génie, en se déchargeant, à mesure qu’ils vieillissent, des fardeaux imposés. Nous nous sommes accablés d’un magasin de choses mortes, sues et cataloguées : que d’énergie dépensée là, et qui aurait pu se produire en action saine, heureuse ou bienfaisante !


Que d’âmes vivantes nous n’avons pas aidées ou consolées, tandis que nos yeux s’usaient sous la lampe ! Que de chaudes sympathies sont mortes en nous, tandis que nous mesurions des lignes et comptions des lettres ! A combien de souffles de l’air marin, de pas sur l’herbe de la montagne, de visions du ciel n’avons-nous pas renoncé pour notre science ! Et si l’un de nous, regardant en son propre cœur, peut témoigner que son savoir lui fut fécond, qu’il songe à tous ceux que les inflexibles mécanismes de l’éducation moderne astreignirent à des tâches qui répugnaient à leur nature, au point que leur jeune âge en fut tari de toute sa sève d’énergie, et qu’il juge alors avec crainte en quelle mesure, en combien de sens, il est vrai de dire que la sagesse de ce monde est folie devant Dieu[1] !


Et puis rappelons-nous la brève portée de la science. Elle a mesuré, pesé, désigné chaque créature vivante. Qu’a-t-elle compris de leur vie, de la force qui, par une chimie qui transcende celle des chimistes, a su de jour en jour extraire, de l’infini milieu ambiant, les molécules nécessaires à la substance vivante, en construire des cellules, tissus, organes, produire la créature éphémère suivant la loi et dans la beauté de son type éternel ? Parce qu’elle ignore tout de cette force et de cette beauté, l’esprit moderne, qu’elle a formé, ose nier cet élément spirituel du monde que les hommes de jadis percevaient directement, avec une émotion d’une bien autre valeur que la connaissance méthodique, puisqu’elle est la réponse, la réaction directe de l’âme à l’ineffable et l’invisible réalité. Carlyle l’avait dit : « L’homme qui ne sait pas habituellement vénérer et adorer, quand il serait le président de cent Sociétés royales, quand il porterait dans sa seule tête toute la Mécanique Céleste et toute la philosophie de Hegel, l’abrégé de tous les laboratoires et de

  1. Stones of Venice, III, II. § 29.