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de vigoureuses santés, des esprits solidement équilibrés, où les idées ne surgissent pas en subites fusées lumineuses, et qui même dédaignent les idées, des nerfs paisibles dans des corps bien nourris, bref, tout ce qui s’affirme dans le type du John Bull respectable, énergique, florissant et bien sanglé dans sa redingote de chasse, tout ce qui s’oppose à la misère, la gesticulation et la fantaisie irlandaises, et que l’on trouve au moins dans les classes dominantes : aristocratie, gentry, clergé anglican, et leurs clientèles de fermiers, serviteurs, gardes-chasse, c’est-à-dire dans cette Angleterre officielle qui, superposée à la plèbe dégénérée, souffrante, anonyme, des journaliers agricoles, des ouvriers industriels et dissidens, a si longtemps semblé toute la nation, et dont l’Eglise établie, par son esprit de décorum, ses apparences de force et de calme, ses richesses, sa hiérarchie visible, satisfaisait tous les instincts. Avant la lutte contre la Révolution française, ce profond sentiment de l’ordre et de la santé s’est affirmé de deux façons : d’abord clairement, dans la pleine lumière d’une intelligence de génie, par cette théorie du traditionalisme que Burke oppose à nos Jacobins, leur montrant au fond de tout ordre social spontanément formé au cours des âges, un mystère de vie analogue à celui qui nous échappe dans les organismes de la nature, en sorte qu’on ne saurait l’altérer tout d’un coup et profondément sans mettre en danger les mystérieuses opérations de la vie, — les maudissant pour avoir touché à « ces organes d’une constitution qui changent en sociétés et en nations les séries et les collections d’individus. » Même instinctive antipathie pour le désordre et le malsain chez le populaire qui se représentait à la même époque nos révolutionnaires français comme une canaille sordide et famélique, maigres hères aux pommettes saillantes, mangeurs de grenouilles devenus frénétiques, buveurs d’eau changés en buveurs de sang, que le John Bull magnifiquement nourri de roastbeef, dévot de ses institutions, fier de son roi et de ses nobles, autant que de sa propre carrure, se promet, à coups de boxe honnête et virile, de mettre à la raison.

Au cours du XIXe siècle, tout cet idéal a beaucoup et plusieurs fois changé, en même temps que changeait la condition moyenne de l’homme, l’idéal variant toujours comme le réel dont il est une projection dans le rêve. D’abord, et pendant la plus grande partie du siècle, l’idée s’est attristée, avec le développement