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Une telle conception du bien, malgré ce qui lui vient de la Bible, n’est pas sans élémens communs avec le paganisme héroïque de Nietzsche, puisque, tout en subordonnant la vie au devoir, elle affirme la valeur essentielle de la vie. Et cela sans contradiction : le devoir est d’ordre absolu, mais la vie est d’essence divine, et reste telle, elle-même, dans la plénitude de sa beauté, sans se dégrader ni se déformer, quand elle se rythme sur la loi de son devoir. Mais réciproquement, cette vie n’obéit rigoureusement à cette loi que si elle possède la suffisante énergie qui fera sa résistance et sa volonté. Nul homme de devoir qui ne soit d’abord véritablement un homme, capable de vouloir et d’effort constans, de résolution froide, fort contre les suggestions et les entraînemens de l’exemple, les ivresses de l’excitation, les déroutes de l’émotion subite, les morbides détentes du ton vital. Toute la morale de Ruskin pourrait se transcrire en termes de psychophysiologie. Cette science qui ne fait que naître, et que l’intransigeant idéaliste eût abominée plus que les autres, parce que son analyse démonte l’esprit pour en réduire le mystère à des mouvemens de pulpe grise ou blanche, cette science vérifie les principales intuitions ruskiniennes. Déjà elle nous apprend que la santé d’une âme, laquelle est un composé peu à peu construit et complexe, c’est la résistance de ses synthèses, — synthèses de sentiment, de croyance, de volonté, — son ordre durable, l’obstacle qu’elle est aux attaques du dehors, sa cohésion plus forte que les secousses d’émotion qui veulent la disloquer. D’où futilité des formes toutes faites et de tout ce qui les assure : prestige des traditions, plis tenaces de la coutume, grands partis pris de conviction, où l’esprit trouve ses axes, autorité des idées religieuses, de toutes les plus chargées d’énergie, parce qu’elles ouvrent à l’âme les infinis espoirs, rigide et impérieuse éducation morale, habitudes de règle, d’ordre, de discipline, d’obéissance, celles-ci nécessaires à presque tous les hommes, qui sont faibles, vagues, et vacillent, — les déterminant, leur communiquant les forces de la certitude, liant ensemble les activités de chacun pour l’orienter vers une fin précise. Et, inversement, le mal moral, pour Ruskin comme pour Nietzsche, c’est celui qui relève de la psychologie morbide, la subtile maladie qui se prend au plus profond de l’être personnel, pour le diminuer dans son énergie, dans ses pouvoirs d’attention et de volonté, pour débiliter l’élan et la joie de sa