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noire, le bon refuge du public-house où l’on trouve à la lumière du gaz, dans une chaude bouffée, les troubles et subites énergies de l’ivresse.

Ce fut l’œuvre de Ruskin et des penseurs et poètes contemporains, des Kingsley, des Denison Maurice, des Matthew Arnold, des Robert Browning et des Tennyson, d’avoir ressuscité le rêve d’équilibre et de belle santé humaine. On a vu ce qu’est cette morale, quelles valeurs elle pose comme prépondérantes : la vie d’abord, la divine énergie de la vie et toutes ses expressions, — non pas le savoir, non pas même l’intelligence qui peut rester intacte dans la déchéance de la volonté, mais le ton général qui fait l’allégresse de la créature, son élan d’espoir ou d’admiration, ses pouvoirs de résistance ou de patience, — toute cette vie, toutes ces forces assujetties à des disciplines qui les conservent, les assemblent et les dévouent à la vie du groupe, — déterminées, définies dans leurs contours, maintenues dans leur unité et leur direction par l’obéissance aux devoirs, et dans la plupart des cas, à des chefs reconnus. Cet idéal, qui n’a pas cessé d’être actif, ne ressemble pas à celui qui, ailleurs, donne le pas sur les vraies forces morales à l’intelligence, au savoir, au talent, à l’originalité ou la richesse de la sensibilité et de la pensée, nous faisant admirer plus qu’un homme véritable le « grand homme » qui, suivant le profond mot de Nietzsche, bien souvent n’est même pas un homme, tant son âme est en voie de dissolution, souffrante, instable, fragmentaire, réduite au caprice, incapable d’une volonté vraie, douloureuse et sensible à tout, — tant son talent est fait de maladie. Le jeune premier des drames et romans anglais populaires n’est ni un artiste ni un poète, ni même un ingénieur sorti premier d’une grande école, mais surtout un frais et bel animal, joyeux et bien dressé, à la voix cordiale, à l’œil clair, brave avec les forts, doux avec les faibles, qui, se lève d’un bel élan au mot de duty, très différent de l’orgueilleuse créature massive et surnourrie qui remerciait le Seigneur de n’être pas comme son maigre voisin révolutionnaire et nerveux, — bien plus entraîné au travail, d’esprit certain, lucide et prompt, de volonté claire, de corps vif, élancé suivant des lignes d’agilité, de chair dense et réduite, et que l’on respecte autant parce qu’il sait obéir que parce qu’il sait commander et se commander[1].

  1. Voir le Brushwood Boy de Kipling.