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la chronique de Morosini, écrit à ce sujet[1] : « Il n’en demeure pas moins que Charles VIÏ ne saisit rien du fait triomphant de Jeanne d’Arc, rien des chances immédiates, magnifiques et totales qu’elle lui offrait. Son maire du Palais, Regnault de Chartres… aveugle et dupe, ne cessa de contrecarrer l’élan qui poussait à l’action prompte, alors la seule vraie, la seule efficace, la seule intelligente. Dans toute la campagne de Reims, vers sa ville d’archevêque cependant, son rôle est singulier. A mi-route, devant Troyes indécise et barrant les chemins, il ne tint pas à lui qu’on ne tournât bride vers la bonne Loire. Lui et son groupe, son « équipe » si l’on veut, semblaient avoir horreur d’un royaume élargi, d’un royaume qui n’eût plus été le facile, l’exploitable, le commode royaume de Bourges. » C’est cette opinion qui, faute d’élémens nouveaux et jusqu’à plus ample informé, continuera de prévaloir.

Autant Jeanne était simple et innocente aux choses de la politique, autant son nouveau biographe la tient pour inhabile au fait de la guerre. Elle ignore tout du métier des armes, et comment s’y entendrait-elle ? Elle ne sait rien de la configuration de la France, et pour elle Orléans ou Babylone c’est tout un. Autant que la géographie elle ignore la stratégie et la tactique ; et ses saintes en savent exactement ce qu’elle-même en sait. A Patay elle est arrivée quand tout était fini. Toute sa tactique consistait à empêcher les hommes de blasphémer le Seigneur et de mener avec eux des ribaudes. Toute son habileté ne va qu’à foncer en avant et répéter : « N’ayez peur ! La ville est à vous. » Mais les villes ne se laissaient pas toujours prendre si docilement. On le vit bien au siège de la Charité, et pour une fois qu’on s’était rangé à l’avis de la Pucelle, on n’avait pas lieu de s’en applaudir. Aussi prenait-on le parti de ne jamais la consulter. On décidait de tout sans elle. Ce n’était pas elle qui menait les gens de guerre, comme elle se le figurait naïvement ; c’étaient les gens de guerre qui la menaient avec eux… Que la petite paysanne lorraine fût peu versée dans la stratégie, cela est trop facile à montrer. Pour ma part, j’ai toujours eu bien de la peine à abonder dans le sens de certains militaires qui ont voulu faire de la Pucelle un capitaine d’une science consommée. Mais cela est-il nécessaire pour lui faire honneur d’une part importante dans les opérations où elle a figuré ? Elle secouait l’inertie des gens de guerre. Elle les contraignait à aller de l’avant, malgré leur naturelle peur des coups et leur prudence professionnelle,

  1. Voyez l’Opinion du 22 février 1908.