Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 44.djvu/936

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Elle bousculait leur routine. Elle leur signalait le point sur lequel devait porter l’effort. Elle donnait le thème général de l’opération qu’il leur appartenait de faire exécuter. Il est rarement arrivé qu’elle se soit trompée.

A quoi donc s’est réduit, d’après M. Anatole France, le rôle de Jeanne d’Arc ? A un rôle de parade et de figuration, sans plus. Elle inspirait peur aux uns, confiance aux autres ; et il n’est pas besoin d’en chercher davantage. « A ceux qu’elle venait secourir, elle semblait une fille de Dieu ; à ceux qu’elle venait détruire, elle apparaissait comme un monstre horrible en forme de femme. Ce double aspect fit toute sa force : angélique pour les Français et diabolique pour les Anglais, elle se montrait aux uns et aux autres invincible et surnaturelle. » Donc on la promenait, inconsciente et abusée. On l’exhibait comme un épouvantail, ou comme un porte-bonheur. C’est la mascotte du XVe siècle.

À ce rôle de mannequin chanceux et de porte-bonheur inintelligent une autre eût pu être aussi propre qu’elle. Et il n’en manquait pas qu’on aurait à son défaut aussi utilement employées. Car notre admiration et notre gratitude ont fait du cas de la fille de Jacques d’Arc un phénomène unique ; mais son cas n’est pas isolé. Elle n’était pas la première à dire qu’elle avait des révélations sur le fait de la guerre : on en avait eu avant elle, on en eut après elle. Aux côtés mêmes de la Pucelle se trouvaient plusieurs saintes femmes qui menaient, ainsi que Jeanne, une vie singulière et communiquaient avec l’Eglise triomphante. La Pierronne voyait Dieu long vêtu d’une robe blanche avec une huque vermeille, Catherine de la Rochelle voyait une dame blanche habillée de drap d’or. Ces saintes femmes formaient, suivant l’expression plaisante de M. France, un « béguinage volant » que frère Richard gouvernait à son gré, essayant de les faire vivre en bonne intelligence et n’y réussissant pas toujours. Car il y avait des jalousies, des rivalités. Et M. France s’en égaie ! Et la figure de Jeanne est comme ternie par la médiocrité de ce vulgaire entourage !

L’ironie est un admirable agent de destruction. Elle fait à l’intérieur son travail de mine : où elle est entrée, rien ne semble changé, rien ne trahit son œuvre lente et sourde ; mais on s’aperçoit soudain qu’il ne reste plus rien. L’historien Du Haillan avait naguère composé un ouvrage destiné à prouver que Jeanne d’Arc n’a jamais existé. La conclusion à laquelle aboutit M. France est à peine moins décevante : il a tenu cette prestigieuse gageure de nous conter la mission de Jeanne d’Arc sans Jeanne d’Arc. C’est le défaut de l’œuvre, et c’en est