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simple et confiante tendresse, d’épanchement familier, de sollicitude inquiète ou joyeuse ; on se figure entendre le mari le plus content et le plus attaché, envoyant journellement à sa femme, — obligée de faire sans lui un voyage, ou un séjour aux eaux, — la relation minutieuse de l’emploi de ses heures, lui parlant de son travail et de ses distractions, l’instruisant avec soin de l’état de sa santé, et ne négligeant pas, non plus, de l’instruire de l’état de son linge et de ses vêtemens, lui communiquant tous ses rêves avec tous ses projets, lui énumérant les sommes qu’il a reçues et celles qu’il a dépensées, lui donnant des conseils sur le régime qu’elle aura à suivre, sur l’achat de ses robes, et toujours lui renouvelant son regret d’être séparé d’elle, ainsi que son pressant désir de la voir rentrer ou d’aller la rejoindre. Sur les 269 lettres du recueil, il y en a plus de 250 qui sont écrites de ce ton : des lettres qui, à les prendre isolément, ne respirent que l’abandon et la tranquillité, l’intimité sereine d’une vieille et profonde affection réciproque. Mais tout à coup, de loin en loin, tantôt après cent pages et tantôt après deux cents de cette aimable causerie ensoleillée, une lettre surgit, toute noire et terrible comme un soudain orage ; et nous comprenons aussitôt que la douceur paisible des lettres précédentes n’était qu’une illusion, un décor de théâtre derrière lequel se déroulait un drame ignoré de nous ; et désormais toutes les lettres suivantes nous apparaissent dévastées et lugubres, malgré le retour immédiat des mêmes confidences et des mêmes sourires, du même innocent décor de comédie ou d’idylle. Vingt fois, Wagner écarte patiemment, en quelques mots de gronderie amicale, les plaintes et les reproches que sa femme lui adresse ; et vingt autres fois, c’est la malheureuse femme elle-même qui, nous le sentons, s’efforce à retenir dans son cœur les angoisses incessantes dont elle est ravagée : mais brusquement une plainte plus vive, un reproche plus fortement accentué déchaînent, une fois de plus, la tempête toujours suspendue à l’horizon ; et Wagner, à son tour, se plaint et reproche, évêque la mémoire des luttes passées, obscurcit l’avenir par d’implacables menaces. Et quand, ensuite, il redevient l’ami indulgent et tendre que j’ai dit tout à l’heure, nous ne pouvons plus l’écouter sans avoir en même temps, dans l’oreille, l’écho plus ou moins confus d’un lointain grondement de tonnerre.

Une de ces lettres, en particulier, est évidemment d’une importance si considérable, pour l’histoire des rapports de Wagner avec sa première femme, que je ne puis me défendre de la citer, malgré la réelle impression de malaise que je ressens à devoir y toucher.