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rouverts devant eux. On pouvait croire le conflit apaisé, au moins provisoirement ; il n’en était rien ; les ouvriers avaient seulement changé de tactique. La guerre, au lieu de se faire hors des ateliers, devait se faire dans les ateliers mêmes, sous une forme nouvelle, hypocrite, sournoise, et qui n’en était que plus dangereuse. Une des revendications principales des ouvriers portait sur les heures de travail. Les patrons maintenaient une durée de dix heures, non pas d’une manière constante, mais pendant certains mois de l’année, tandis que les ouvriers voulaient appliquer uniformément la durée de neuf heures. Ils avaient encore d’autres prétentions qui portaient sur le taux des salaires, mais la question de la durée du travail était pour eux au premier plan. A quoi bon, ont-ils pensé, nous mettre en grève pour la résoudre ? Nous y perdrions nos salaires. Ne vaut-il pas mieux rester au chantier pendant dix heures, mais n’y travailler que neuf, ou même moins ? Les patrons finiront par s’apercevoir qu’ils jouent un jeu de dupe, et ils céderont. S’ils ne le font pas assez vite, eh bien ! nous emploierons la dixième heure à faire du sabotage : encore un mot nouveau, qui signifie détruire ou gâcher l’ouvrage déjà fait. Pénélope faisait la nuit du sabotage lorsqu’elle l’employait à défaire le travail de la journée. La dixième heure coûtera cher aux patrons, disaient effrontément les ouvriers, et ils s’arrangeaient pour faire de cette menace une réalité.

C’est alors que les patrons ont perdu patience : on l’aurait perdue à moins. Laisser le sabotage s’introduire dans les chantiers comme un régulateur nouveau des lois du travail, c’est plus qu’on ne pouvait décemment leur demander. Le jour où ils auraient capitulé, les ouvriers auraient eu en main un levier d’une puissance incomparable, et ils s’en seraient servi pour imposer l’intégralité de leurs revendications. Jusqu’où vont-elles ? Les ouvriers ne le savent pas eux-mêmes, ou ils ne le savent que très confusément : mais ils ne parlent de rien moins que d’une révolution complète dans les conditions du travail, révolution à la suite de laquelle les rôles seraient renversés entre les patrons et eux. Ils seraient les maîtres de l’entreprise, les patrons n’en seraient plus que les banquiers obligatoires. La Chambre syndicale a estimé qu’il fallait couper court à ce qu’elle considérait comme une marche à l’abîme et elle a prononcé le lock-out. Les ouvriers ont été invités à reprendre leurs outils de travail et à les emporter : la porte des chantiers s’est fermée derrière eux. Combien sont-ils ? On a donné d’abord, dans les journaux, des chiffres très élevés ; on parlait de 50, de 100 000 hommes, et même de