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Il y vivait péniblement. Depuis le Dix-Huit Brumaire, de mauvais jours s’étaient levés, car Bonaparte ménageait peu la vertu jacobine. Les survivans du sans-culottisme accomplissaient, en ce moment, diverses destinées. Aux uns, les sévices du Consul : la déportation, les Seychelles, Cayenne et sa « guillotine sèche ; » aux autres, maintes faveurs : des habits chamarrés de préfets, de conseillers d’État, de ministres, ou bien les gras émargemens du mouchard politique. Trop médiocre pour devenir un second Thibaudeau, mais trop délicat pour se faire la conscience d’un Barrère, le bonhomme Sergent s’était vu quelque peu malmené. Inspecteur des hôpitaux militaires, sous le Directoire, on l’avait destitué brutalement ; même Fouché, jadis un copain ! l’osait menacer d’une villégiature aux marigotes de la Guyane. D’ailleurs, pas de fortune : en dépit des légendes, malgré les sobriquets, l’amateur d’agates était demeuré pauvre. Il avait donc repris son métier de graveur et, tout en dirigeant sa pension bourgeoise, burinait, enluminait, cherchant à retrouver son talent d’autrefois. Sa femme l’aidait dans ses travaux, compagne déjà grisonnante qu’il avait épousée, sur le tard de la vie. Veuve d’un procureur beauceron, sœur aînée de l’illustre Marceau, Emira (Marie, au temps de la superstition) était une âme ardente, éprise de l’antiquité, férue de République idéale, s’estimant une autre Cornélie, une Arria romaine, et prétendant narguer Tibère avec ses délateurs, Bonaparte et ses nombreux espions. Gouverné par cette conseillère, son naïf époux commettait des sottises. Il recevait force visites de douteux amis, cordeliers, jacobins, terroristes d’autrefois, leur offrait d’austères goûters, où l’on savourait le thé à l’anglaise, la brioche nationale, l’échaudé populaire, où surtout on politiquait. L’imprudent !… Mais tant de dînettes fraternelles ne faisaient point prospérer les affaires. Oublié comme artiste, Sergent vendait mal ses dessins. Un mirifique album, dont il s’était promis merveille, — Tableaux de l’Univers et des Connaissances humaines : du Condorcet, au vernis mou ! — n’obtenait guère de souscripteurs, et sa maison meublée attirait fort peu les chalands. Le sanctuaire à perruques de ces messieurs les présidens effarouchait la clientèle : trois citoyens seulement pour locataires, et, chercheuses d’aventures, quelques « dames seules… » Ah ! Dieu de Robespierre, que les temps étaient durs !…

Pourtant, dans les premiers jours de l’an X, la Providence