des lunettes, — le grenadier Davout ressemblait à quelque tabellion campagnard. Les camarades raillaient sa calvitie, et plaisantaient un myope qui toujours « voyait double ; » mais ce myope, ce chauve savait trop bien se faire respecter. Un caractère de dogue, de mâtin harpailleur ! Altier et cassant, méticuleux, très paperassier, éplucheur de vétilles, cherchant toujours à prendre en faute un inférieur, et ne lui ménageant par l’incartade, Davout était l’effroi de tous ses officiers. Du reste, aussi peu tendre pour le soldat, il commandait ses grenadiers avec l’amène façon d’un sergent de disciplinaires. Dans leurs moustaches grises, tous ces vieux grognonnaient. Casernes près de l’Assomption, ils remplissaient de leurs fureurs les cabarets de la rue Saint-Honoré, et maudissant « l’homme à lunettes, » mêlaient dans leurs imprécations jusqu’à leur cher « petit Caporal : » « Ah ! prends garde à toi, le Tondu : un coup de fusil est bien vite attrapé… » Mais en dépit de telles haines, Bonaparte, se connaissant en hommes, accordait sa confiance à Davout ; même il l’avait chargé d’une mission délicate : la conduite de sa police particulière. Par esprit d’aveugle sacrifice, le général avait accepté la répugnante besogne, et, colonel de grenadiers, dirigeait aussi toute une légion d’« indicateurs… » Nous verrons bientôt comment il savait manœuvrer.
Dans la maison fleurie qu’il occupait sur la Terrasse des Feuillans, Davout se montra tout aimable pour Donnadieu. Il lui promit sa protection, écrivit une lettre pressante au Premier Consul, puis expliqua au capitaine comment on devenait chef d’escadron : « Ah ! si Donnadieu le voulait, son avancement pourrait être rapide ! Que dirait-il d’un commandement aux Indes Orientales ? Oui, au Coromandel, dans un pays superbe ! L’Angleterre venait de restituer à la République ses comptoirs de l’Indoustan ; une escadrille allait appareiller : l’heureux dragon y prendrait passage et s’en irait à Pondichéry. Intéressant voyage pour un observateur d’intelligence accorte ! Là-bas, tant de renseignemens à fournir, de notes confidentielles à rédiger, de récompenses à recevoir !… Ah ! oui, si Donnadieu voulait comprendre ! » Il comprenait fort bien : de l’espionnage ! Mais ce métier lui répugnait. Non, pas de Pondichéry, ni de mission secrète : il préférait autre chose ! Et Davout s’étonnait, raisonnait ce dégoûté, le morigénait durement, lui servait plusieurs de ses bourrades coutumières : « Vous n’avez pas le feu sacré !…