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qu’ayant à défendre le roi, ils le devaient faire hors de France. N’ayant point su se défendre (les Lettres d’aristocrates du savant M. de Vaissière nous édifient à ce sujet), ils entendirent aller aiguiser tardivement leurs armes à l’étranger. C’était la plus sûre façon de se séparer de la nation et de se donner, après le rôle de parias, le rôle de traîtres. Mieux eût valu se révolter franchement à l’intérieur. La noblesse ne sut se soumettre tout à fait ni se révolter franchement : l’émigration parut un parti commode, et le prétexte fut promptement que le pays devenait intenable. Certes il le devint, mais quand eut paru le néfaste manifeste de Brunswick, inspiré par les émigrés.

Ce fut tout d’abord question de mode. Le premier émigré fut le Comte d’Artois : odieux au peuple, l’opinion, dont Louis XVI se fît le porte-parole, le força à vider Versailles, la Bastille à peine prise. Il entraîna quelques compagnons vers Bruxelles, puis vers Turin où, par la Suisse, il se rendit. Derrière lui Condé et son fils émigrèrent, puis les Polignac, — et parmi ceux-là l’aimable comtesse de Polastron. Ils ne croyaient faire qu’une petite promenade : « Nous rentrerons dans trois mois, » disait Artois. Ils rentrèrent vingt-cinq ans après.

L’émeute d’octobre, semant des alarmes, grossit le groupe de Bruxelles, comme celui de Turin. Dès lors il y a une société française émigrée : dans sa nostalgie, elle appelle les amis à la rescousse. Installer Versailles à Bruxelles ou à Turin, ce serait être encore un peu à Versailles. Le renard qui a eu la queue coupée incitait ses amis à couper la leur. Le mouvement fut d’ordre mondain ; la vogue s’y mit ; les fournisseurs suivirent : couturières, modistes, marchandes de plaisir se firent « émigrettes. » Les boutiques de frivolités se rouvrirent au-delà de la frontière.

Le Comte d’Artois, — autre marchand de frivolités, — se rendait, cependant, insupportable à Turin, particulièrement au roi de Sardaigne, Victor-Amédée, frère des Comtesses de Provence et d’Artois. Le futur Charles X entendait mener grand train d’exil, quatre-vingt-deux personnes, ce qui paraissait modeste à un prince qui avait laissé à Versailles, — ce sont les chiffres de Taine, — une maison de 287 militaires et 456 civils, sans parler de 239 serviteurs de Mme la Comtesse d’Artois. Mais à Versailles on avait des millions : or Victor-Amédée n’en pouvait ni n’en voulait fournir, — c’était un bon Savoie. Tout au