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IV

Tandis que l’entente souterraine s’organise entre Sigmaringen, Madrid et Berlin, le roi de Prusse quitte sa capitale inopinément le 1er juin, et, accompagné de Bismarck, se rend à Ems, auprès du Tsar, en route vers le Wurtemberg. Ce départ causa une vive surprise, car Guillaume venait de voir son neveu à Berlin. La présence du chancelier surtout suscitait les commentaires. On expliquait dans les cercles officiels qu’il ne s’agissait que d’un acte de courtoisie ; le Roi rendait la visite reçue, et Bismarck faisait celle qu’il n’avait point rendue. Les suppositions n’en furent pas moins nombreuses. Après l’explosion de la candidature Hohenzollern, les historiens s’accordèrent à croire que les augustes personnages s’étaient rencontrés en vue de l’éventualité prochaine et que, là, Guillaume avait obtenu du souverain russe son assentiment au complot et la promesse d’une neutralité amie en cas de guerre avec la France. Des personnages bien informés m’ont assuré qu’on ne s’occupa point du tout à Ems de la candidature Hohenzollern, dont on voulait réserver la surprise au Tsar, comme à tous les autres, et qu’aucun engagement officiel ne fut contracté. Le Tsar, d’ailleurs, était dans un état de santé qui ne lui permettait d’application à quoi que ce fût. Des crises nerveuses dont il souffrait depuis l’hiver devenaient de plus en plus fréquentes ; il avait des accès de désespoir sans cause appréciable ; des tics nerveux agitaient ses traits ; ses serviteurs l’entendaient gémir ; il demeurait des journées entières dans une solitude absolue, péniblement affecté quand quelqu’un cherchait à pénétrer auprès de lui. Dans ses promenades, on le voyait s’arrêter brusquement, prendre sa tête dans ses mains, ou appuyer son visage contre un arbre et demeurer ainsi sans répondre aux questions qui lui étaient adressées.

Cependant, si on ne traita pas d’affaires, on causa, on s’entretint de l’Orient, on dit du mal de Beust, on se plaignit de Napoléon III qui secondait les remuemens anti-russes du chancelier autrichien. L’objet des réflexions des trois interlocuteurs fut surtout l’état de l’Allemagne. A cet égard, nous n’en sommes pas réduits aux conjectures. En quittant Ems, le Tsar vint avec son fils passer quelques jours d’intimité dans sa famille de Stuttgart, et Schouvaloff, son grand chambellan et maréchal de cour,