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terre par elle tant convoitée était désormais perdue pour la France ; « les palmes de Mesraïm ne devaient plus jamais couronner la patrie... »

Aussi de douloureuses colères grondaient au cœur de nombreux officiers. Rapatriés par les frégates anglaises, les survivans de cette armée d’Egypte avaient été prudemment dispersés en Provence. Hâves, déguenillés, rongés par la vermine, les troupiers s’en allaient riblant le pavé de Marseille, étalant avec jactance leur misère comme leur indiscipline, effarant les bourgeois par des plaintes furibondes, et dans les chambrées, les cantines, les cabarets, clamant des invectives ou des menaces. Les officiers imitaient leur exemple : soldat de malheur et d’opprobre, « Menou le Pacha, » « Menou le niais, » « Menou le traître, » « Menou acheté par l’Anglais, » était cruellement outragé. Mais lui prenait la chose en fataliste, indifférent à la critique, insensible à l’insulte, s’abandonnant avec terreur à la merci de Bonaparte...


Donc, à l’Hôtel de l’Empire, Abdallah attendait. Il attendait l’instant de comparaître devant le Premier Consul, le jour et l’heure où son terrible justicier daignerait prononcer son arrêt. Que voudrait décider cette inexorable conscience ? Entrevue redoutée, moment d’angoisse, cruelle et prochaine épreuve : Menou se sentait fort anxieux. Allait-il, tancé et malmené, subir, dans les Tuileries, une arrogante objurgation ? Courbant l’échine et se mordant la lèvre, devrait-il sortir du Palais, déshonoré ? Hélas ! les pires opprobres lui paraissaient à craindre...

Pourtant, en dépit de pareilles inquiétudes, il recevait de fréquentes visites. Or, dans l’après-midi du 14 floréal, Menou vit entrer dans son cabinet un citoyen dont la venue le réjouit aussitôt... C’était un vieil ami qu’il avait connu durant les guerres de la Vendée, un ancien compagnon de déroute et de fuite, autrefois farouche sans-culottes, porteur du bonnet rouge et de la carmagnole, mais ayant aujourd’hui recouvré « le suprême bon ton » du grand monde, ajusté comme un petit-maître et courtois comme un quémandeur : le tout aimable La Chevardière...

Quel plaisir de se retrouver après si longue absence ! On causa : entre ces deux finauds l’entretien dut se prolonger longtemps. Au cours de la conversation, La Chevardière parla de