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par le ministre. » Elle ajoutait énergiquement que toute infraction à ces règles serait considérée par elle comme un manque de sincérité envers la couronne et qu’elle n’hésiterait pas en ce cas à se servir du droit constitutionnel qui lui permettait de se séparer d’un ministre incorrect. Lord Palmerston se le tint désormais pour dit et rentra dans le rang.

Cette application à défendre les droits de la royauté n’allait pas sans une dépense d’énergie qui affaiblissait les forces physiques de la Reine et lui inspirait même des accès de découragement. Heureusement, la femme trouvait dans la douceur et dans la chaleur du foyer domestique de larges compensations aux ennuis de la souveraine. La Rochefoucauld a tort de dire qu’il n’y a pas de mariages délicieux. Il y en a eu au moins un, celui de la reine d’Angleterre et du prince Albert. Elle ne parle jamais de son mari qu’avec une infinie tendresse. Au bout de dix ans de mariage, comme au bout de deux mois, il est toujours « l’ange bien-aimé, » le modèle de toutes les perfections. L’idée de passer quelques heures loin de lui la plonge dans la tristesse, la moindre séparation lui paraît « épouvantable. » Les souverains étrangers qui visitent l’Angleterre ne peuvent causer un plus grand plaisir à la Reine que de lui faire l’éloge du prince. Quelques mots bienveillans de l’empereur de Russie la transportent de joie. Elle saura le même gré à l’empereur Napoléon III d’apprécier les qualités de son Albert. D’après elle, il les a toutes. Mari empressé, père de famille excellent, adoré des enfans, il possède en même temps le jugement le plus droit et le plus sûr. Avec cela, travailleur infatigable, n’ayant besoin d’aucune distraction, ne se reposant d’un labeur acharné que dans de courtes parties de chasse. La Reine le plaint quelquefois de mener une vie si monotone, elle l’oblige à se distraire, elle lui met elle-même le fusil à la main.

On sait comment ce bonheur fut détruit par le coup le plus inattendu. Le 22 novembre 1861, le prince qui paraissait en bonne santé prit froid à Windsor, s’alita pendant trois semaines et ne se releva plus. Jusqu’au bout, les médecins espéraient ou tout au moins laissaient espérer. La Reine qui ne sortait pour prendre l’air que deux heures par jour, qui passait le reste de son temps auprès du malade, n’était pas inquiète. Elle fut surprise et anéantie par la rapidité de la catastrophe. Le cri de douleur qu’elle poussa alors, l’appel désespéré qu’elle