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château de Heidelberg et l’on commença à arracher les vignes et les vergers des environs de la ville. Le 28, on brûla méthodiquement les villages de la rive gauche du Neckar. Le 29, le 30, le 31 et pendant tout le mois de février, l’incendie fut allumé de proche en proche, villes et campagnes « brûlées et rebrûlées, » avec accompagnement de massacres, de viols, de toutes les cruautés, de toutes les indignités dont est capable une soldatesque enivrée de crime par des ordres féroces. Le 2 mars, on mit le feu à Heidelberg, et, si une partie de la ville échappa à la destruction, elle le dut à l’indignation des officiers français commis à l’exécution. Ce qui restait du château fut brûlé ; ses ruines sont toujours là qui crient contre nous, et, aujourd’hui encore, les petits enfans de ces contrées apprennent à lire dans des alphabets dont chaque image met sous leurs yeux, à l’âge où l’on n’oublie plus, lime des scènes de l’incendie du Palatinat. Louvois eut son désert, mais il nous coûta cher dans l’estime du monde civilisé.

Madame fut atterrée. Les lettres de cette période lui font honneur. Liselotte ne pense plus à elle ; c’est l’humanité outragée qui gémit dans ces pages douloureuses : « (20 mars 1689.) Dût-on m’ôter la vie, je ne peux pas ne pas m’affliger, ne pas déplorer d’être pour ainsi dire la destructrice de ma patrie et de voir ce pauvre Manheim… n’être plus qu’un monceau de ruines. Quand je pense à tout ce qu’on a fait sauter, je suis saisie d’une telle horreur que, la nuit, dès que je m’endors un peu, il me semble être à Heidelberg ou à Manheim, et voir cette désolation. Je me réveille alors en sursaut, et suis plus de deux heures avant de pouvoir me rendormir. Je revois comment tout était de mon temps, je me représente comment c’est aujourd’hui, je considère dans quel état je suis moi-même, et il m’est impossible de ne pas pleurer à chaudes larmes. Ce qui m’est aussi bien douloureux, c’est que le Roi a attendu, pour tout réduire à la dernière misère, que je l’aie imploré en faveur de Heidelberg, et de Manheim. Et l’on trouve mauvais que j’aie du chagrin ! Je ne peux pas m’en empêcher[1]. »

Sa peine redoublait en songeant que ces choses odieuses se faisaient en son nom : « (14 avril 1689.) Ce qui me fait le plus de mal, ce n’est pas encore l’état épouvantable où l’on a mis le

  1. Cette lettre et les suivantes sont adressées à la duchesse Sophie.