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restaurer en France le régime parlementaire. Ce qui personnellement le tentait, ce n’était pas, ainsi qu’on lui en fit l’injuste reproche, l’appât grossier d’une fonction publique avec les avantages qui s’y attachent. C’était le sentiment qu’il abandonnait sa plume dont l’usage trop fréquent lui donnait parfois la nausée, pour faire, dans la voie de l’action, un pas qu’il comptait bien ne devoir être que le premier. Sa mission diplomatique en effet ne devait être que temporaire, et bientôt on le rappellerait : « Terminez l’affaire des tarifs, lui avait dit l’Empereur lorsqu’il le reçut en audience de départ, et revenez prendre votre place dans le gouvernement. » Il avait réalisé son rêve de gloire. Bientôt il verrait se réaliser son rêve de commandement.

On sait ce qui arriva. Il partit, laissant l’Europe en pleine paix. En débarquant, il apprit que la France et la Prusse étaient sur le point d’entrer en guerre. Que se passa-t-il alors dans ce cœur déjà éprouvé, moins par certaines attaques grossières dont il avait été l’objet, que par le blâme discret de quelques amis ? Par un phénomène de lucidité singulière, entrevit-il les catastrophes qui allaient fondre sur la France, et son imagination ardente fit-elle apparaître devant ses yeux ces lendemains de défaite dont la prévision arrachait à son patriotisme, dans la France nouvelle, ce cri éloquent : « Et de quel prix serait donc la vie que nous aurions à traîner désormais sur ce débris à demi consumé qui, couvert encore du pavillon de la vieille France, flotterait plus ou moins longtemps sur les ondes, au gré des caprices de l’Europe > avant de tomber tout à fait sous le regard insolent du vainqueur ? » Crut-il, au contraire, au triomphe, et se laissa-t-il dominer par la crainte que ce lendemain de victoire n’amenât une réaction de despotisme militaire dont la violence jetterait de nouveau à bas le fragile édifice de la liberté si récemment relevé, et le mettrait dans la nécessité d’infliger à son ralliement d’un jour un humiliant désaveu ? On a peine à s’imaginer la violence de l’orage qui éclata brusquement dans cette âme impressionnable. Sous cet orage, non seulement sa volonté, mais sa raison faiblirent, et, par un acte presque aussi inconscient que prémédité, il attira sur sa tête cette mort prématurée qu’après son poète favori il reprochait à la nature de faire planer, silencieuse et menaçante, au-dessus de chaque destinée humaine : Quare mors immatura vagatur ?