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des croyances philosophiques sur lesquelles sa jeunesse avait vécu, et les orages d’un Lamennais se demandant, au cours d’une longue solitude à la Chesnaie, s’il doit se soumettre ou se révolter. Ici encore je puis mêler quelques souvenirs personnels à ce que rapporte Gréard, dans une exquise biographie qu’il a appelée, avec raison, l’histoire d’une âme. En effet, j’ai beaucoup connu et beaucoup goûté Scherer, bien que, sur aucun point de politique ou de religion, nous ne fussions d’accord. Très jeune, je l’avais rencontré dans le salon de ma mère qui était libéralement ouvert à tous ceux qui comptaient dans le monde de l’esprit. Je l’avais retrouvé à l’Assemblée nationale, et j’ai conservé un vif souvenir d’interminables promenades avec lui dans la galerie des Tombeaux et de longues causeries où nous nous complaisions. Lorsqu’on avait triomphé d’une certaine réserve et froideur, et lorsqu’il ressentait pour son interlocuteur quelque bienveillance, personne n’avait la conversation plus variée et plus agréable que Scherer ; personne ne faisait avec plus de liberté d’esprit le tour des choses, n’admettait plus volontiers la contradiction et ne faisait meilleure mesure à la part de vérité que les objections à ses idées pouvaient contenir. Mais souvent, dans la mélancolie de sa physionomie, dans la tristesse de ses propos, dans une certaine lassitude de son être, on retrouvait la trace des épreuves par lesquelles il avait passé. Gréard a tracé un joli portrait de Scherer dans sa jeunesse : il a dépeint « son front haut et bien encadré par une chevelure blonde, abondante et souple, son œil froid, mais dans lequel, au premier choc, s’allumait le feu. de la passion, sa bouche mince et fine, d’où le trait semblait toujours prêt à jaillir, sa taille svelte qui donnait, dès l’abord, l’impression d’une distinction grave. Sauf que la chevelure était devenue avec les années moins blonde, et moins abondante, le portrait était encore ressemblant quand j’ai connu Scherer. Souvent, à cause de son aspect un peu germanique, je me suis dit que, si le pistolet tourné par Werther contre lui-même, lui avait raté dans la main, il aurait fini par ressembler à Scherer, ou plutôt que Scherer ressemblait à Werther qui se serait manqué.

Le grand intérêt de la biographie consacrée par Gréard à Scherer, c’est qu’il l’a fait connaître tout entier, et qu’à beaucoup de ses lecteurs il a révélé un Scherer ignoré. Avant le Scherer sceptique, il y eut en effet un Scherer jeune et croyant.