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musique, très nationale, de notre Rameau, ne le possède et ne le communique guère. Elle a la santé, la raison, la sagesse, mais la sécheresse aussi, quand ce n’est pas la dureté. Dans les airs de ballet, dans les chansons de nymphes, de bergères ou de « matelotes, » on surprend des cadences qui tournent court, des angles aigus et des lignes qui trop souvent se brisent. La mélodie de Rameau en général a je ne sais quoi de brusque, et son harmonie quelque chose de rêche. Le rythme surtout, constamment pointé, nous irrite à la longue et nous blesse. Comme du marbre dans la musique de Gluck, il y a des cailloux dans celle de Rameau. Ou plutôt, un opéra de Rameau nous donne un peu l’impression d’une armature, ou d’une ossature sonore. Solides et fines à la fois, les attaches n’ont pas un défaut, les articulations pas une faiblesse. Mais il manque, sur le squelette, ce que Voltaire lui-même appelait très bien le molle et amœnum, le tissu de la chair, la pulpe savoureuse et fraîche, la fleur et le velouté de la vie.

Tout cela manquera, soyez-en sûrs, à l’opéra français jusqu’à l’apparition de Gluck. Soyez-en sûrs, quoi qu’on puisse prétendre aujourd’hui. Aujourd’hui, — à moins que ce ne soit hier, — on ne craint pas d’écrire ceci, qui sans doute représente assez bien la dernière mode, et la plus élégante, de penser et de sentir : « Des deux musiques (celle de Rameau et celle de Gluck), s’il en est une qui près de l’autre paraisse « vuide » et « faible, » et « plate, » c’est celle de Gluck, souvent sommaire, monotone et superficielle, pompeuse d’apparence, pauvre et creuse en réalité ; s’il en est une qui soit riche, nourrie, pleine de substance et de force vive, c’est celle de Rameau... »

Le contraire, ou l’inverse, me parait la vérité. Mais surtout si, de la musique pure, nous passons à la musique dramatique, alors et décidément, — j’en appelle aux auditeurs d’Hippolyte et Aricie, qui le furent d’Orphée, d’Alceste ou des Iphigénies, — alors Gluck va prendre et garder l’avantage. Si l’équivalent de notre tragédie littéraire, et de la plus belle, je veux dire celle de Racine, existe dans l’ordre musical, c’est Gluck, et non pas Rameau, qui nous l’a donné. Des fragmens d’un opéra de Rameau peuvent être et sont en effet admirables. Un opéra de Gluck est le premier, en date, qu’on puisse entendre avec admiration, tout entier.

Il n’en faut pas moins féliciter et remercier messieurs les directeurs de l’Opéra d’avoir « monté » Hippolyte et Aricie. Assurément, ce n’est pas leur faute si leur théâtre, peu favorable à la musique en général, l’est encore moins à celle-là qu’à toute autre. On pourrait leur reprocher, avec plus de raison, que les chœurs chantent faux ou