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C’est par là que Ruskin s’oppose aux idées et tendances maîtresses de son époque, aux dogmes individualistes d’une Angleterre alors tout industrielle et commerciale. Tandis que la philosophie régnante, celle qu’énoncent les théoriciens et qui détermine la plupart des vies anglaises, ne voit dans la société qu’une association volontaire et libre d’individus égaux, semblables, dont chacun, maître et responsable de lui-même, trouve en lui-même toute sa fin, Ruskin, en qui l’instinct social est une passion, conçoit la société comme une personne totale où les individus s’intègrent et dont ils reçoivent et leur être et leur l’orme. D’où il suit que l’essentiel de l’homme est dans le lien qui l’attache à son groupe, en sorte que son effort doit être centrifuge et non pas centripète, c’est-à-dire, simplement, et dans la plupart des cas, puisque dans les sociétés modernes le groupe est trop vaste pour que la moyenne des esprits puisse l’imaginer, tendre au service d’autrui. A l’encontre de la doctrine individualiste, libérale et commerciale que professe et pratique son Angleterre, Ruskin prêche les obligations mutuelles des individus. Chaque vie particulière se nourrissant de la vie collective, nulle n’a le droit de recevoir de toutes les autres sa part de substance, si elle n’apporte sa part de travail à l’entretien de cette vie collective, à son progrès vers plus d’ordre, de conscience, de force et de bonheur.

Or, de fait, ce qu’on appelle en Angleterre business, ces sacro-saintes affaires, ce passionnant commerce où se dépense le meilleur de l’intelligence ou de l’énergie nationales, ce n’est point du travail, mais du jeu, le jeu étant défini tout effort de l’esprit ou du corps que ne commande pas une loi morale, et qui n’aboutit à rien qu’à du plaisir...


« Faire » de l’argent, voilà de tous nos jeux anglais le premier, et l’on y donne et reçoit plus de coups qu’au football. Demandez à un grand faiseur d’argent comment il compte employer son argent : il n’en sait jamais rien. Il ne le gagne que pour le gagner. De même au cricket où il s’agit de multiplier les runs : les runs ne servent à rien, mais le jeu, c’est d’en compter le plus possible. Et, de même, le jeu de l’argent, c’est d’accumuler plus d’argent que les autres. Si bien que cette grande et sordide Londres, bruissante, grondante, fumante, puante, affreux amas de briques en fermentation, et dont tous les pores suent du poison, vous croyez que c’est une cité de travail ? C’est une cité de jeu, jeu où l’on s’épuise, jeu où l’on meurt, mais du jeu cependant. C’est un terrain de cricket sans son herbe verte, une immense table de billard sans son tapis vert, avec des poches profondes