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lieu de rayons de miel, une soie sans consistance et qui s’envole à tous les souffles[1]. » Vous êtes-vous jamais demandé, vous, les riches, ce qui reste à vos travailleurs de leur travail, s’il leur fut bienfaisant ou mortel, s’ils n’y ont point diminué leur vie au lieu de l’y exalter ?


La fermière qui descend à sa laiterie le matin, et découvre que son petit enfant y est descendu avant elle, et qu’il a renversé toute la crème par terre pour la faire laper par le chat, elle gronde son enfant, elle se désole de la crème perdue. Mais si, au lieu d’un bol de bois plein de lait, il s’agit de vases d’or pleins de vies humaines, si, au lieu du chat, vous appelez le diable, et si c’est vous qui le faites jouer, si vous-même brisez en poussière le vase d’or, si vous en renversez par terre le contenu de vie humaine pour le faire laper par le démon, cela, est-ce que ce n’est pas du gaspillage ?... Vous croyez peut-être que gaspiller le travail des hommes, ce n’est pas leur ôter de la vie, que ce n’est pas les tuer ! Vraiment, je voudrais bien savoir comment vous pourriez plus parfaitement les tuer, d’une double, d’une décuple, d’une centuple mort ! Étouffer le souffle d’un homme n’est pas la pire façon de le tuer. La faim elle-même et le froid, nos balles sifflantes, messagères d’amour entre les nations, ont apporté à bien des âmes des messages désirés, commandemens, enfin, de bon repos. Au pis, l’existence en est abrégée, non pas corrompue. Mais si vous attelez une créature humaine à des tâches d’espèce vile, si vous lui enchaînez sa pensée et lui aveuglez ses prunelles, si vous lui déformez son corps et lui souillez son âme, pour finir par lui voler le fruit de sa dégradation et ne lui laisser qu’une tombe, une tombe que vous travaillez à sceller pour qu’elle n’en sorte pas, — cela vous pensez que ce n’est pas une destruction, que ce n’est pas du péché[2]?


Répétons-le toujours : il n’est qu’une richesse absolue : la vie. C’est pourquoi tous les théorèmes des économistes doivent pouvoir se transcrire en termes de vie. Aussitôt que Ruskin les soumet à cette vérification, la malfaisance et la fausseté des formules courantes se révèlent, en même temps qu’apparaît le défaut du système économique qui s’y appuie. Considérez les deux axiomes de l’économie ruskinienne : le coût d’un objet, c’est la quantité de vie qui se dépense à le créer ; sa valeur, c’est la quantité de vie que lui-même est capable de créer. Il en résulte, non seulement que l’éphémère objet de luxe exigé par les riches est sans valeur, mais, plus généralement, qu’avant de se réjouir avec tout le monde des progrès de la production moderne, il faut en estimer le coût, c’est-à-dire l’intensité

  1. Crown of Wild Olive, § 44.
  2. Ibid., § 44-45.