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Est de l’usure tout placement de capital qui rapporte des dividendes ou autres profits qui ne sont point salaires de travail. Un chauffeur de locomotive a droit à des gages pour sa peine, de même un inspecteur de rails pour ses inspections, mais les gens oisifs qui n’ont fait qu’avancer cent livres sterling pour la construction de la ligne ont droit à leurs cent livres et à rien de plus. Ils peuvent se faire rembourser cinquante livres par an pendant deux ans, vingt-cinq pendant quatre ans, ou bien une seule pendant cent ans de suite, mais aussitôt qu’ils s’emparent d’un centime en plus de leurs cent livres, c’est de l’usure. Car le vol d’un centime est du vol au même titre que celui d’un million. Et l’usure est pire, étant accompagnée de tromperie, et finissant par tromper l’usurier lui-même, qui en vient à prendre le produit de son usure pour le croît réel de son argent, tandis que toute addition de cette espèce à l’avoir du riche se balance mathématiquement par une diminution correspondante de l’avoir du pauvre. Les riches, jusqu’ici, n’ont rien fait que compter leurs gains, mais le jour approche où les pauvres se mettront à compter leurs pertes, avec des résultats politiques sans analogues jusqu’à présent.


En attendant, puisqu’il est encore en Angleterre tant de pieux capitalistes qui lisent tout haut la Bible, chaque matin, à leurs enfans et leurs serviteurs, que le matin où le courrier leur apporte un chèque de dividende, ils prennent pour sujet de méditation les versets suivans du Lévitique[1] : « Et si ton frère est pauvre, impuissant de ses mains auprès de toi, tu prendras son fardeau et tu l’aideras, et ton frère vivra avec toi. Tu ne seras pas usurier envers lui ; tu ne lui prendras rien en plus de ce que tu lui as donné, et tu craindras ton Dieu. Je suis le Seigneur, et ton frère vivra avec toi. Tu ne lui donneras pas de tes deniers pour qu’ils te fassent un profit d’usure. Ni de ta nourriture pour qu’elle te fasse un croît. »

« Comment vivrons-nous donc, usuriers que nous sommes ? C’est justement la vieille question du temple de Diane. Et de même un Robin Hood, un Cœur de Lion, en leurs temps de rapines et de massacres, c’eût été aussi une question pour eux de vivre sans flèches meurtrières et sans hache de combat. » Nous ne viendrons pas facilement à bout de notre énigme. Aucune législation, aucune révolution ne peut nous la résoudre : nous sommes de vieux peuples, et notre mal est aussi vieux que nous. Qu’on tente de l’extirper d’un seul coup, du dehors, tout de suite il renaîtra de lui-même. De nouveaux riches réduiront de nouveaux pauvres à leur merci, lèveront sur leur travail la taxe

  1. Septante ch. XXV, vers. 35 et 37, dans Fors, lettre 68.