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tyrannique de l’intérêt. Rien n’est possible que lentement, par l’éveil des consciences, par l’effort graduel de notre propre volonté profonde. Là d’abord s’opèrent les changemens qui réforment et rajeunissent les sociétés. L’esclavage antique est mort de la prédication chrétienne. C’est une prédication d’essence chrétienne qui, seule, tuera le moderne esclavage. Secouez l’insensible, le riche endormi dans sa victoire. Que chaque précepteur répète à chaque enfant de la gentry ce que Ruskin répète à tous les gentlemen d’Angleterre : « Vous êtes ainsi placé dans la société, c’est peut-être pour votre malheur, c’est sûrement pour votre épreuve, que, sans doute, pendant toute votre vie vous subsisterez du travail d’autrui. Vous ne serez cordonniers pour personne, mais pour vous certains hommes devront coudre beaucoup de souliers. Vous ne serez laboureurs pour personne, mais pour vous, pendant les brûlans étés, chaque jour, certains hommes devront retourner la terre. Pour personne vous ne bâtirez de maisons, ni ne fabriquerez de vêtemens, mais bien des doigts devront s’ankyloser à pétrir la glaise ou s’épuiser à tirer l’aiguille pour que votre corps garde sa chaleur et votre épiderme sa finesse. Rappelez-vous donc ceci : quoi que vous valiez, quel que soit votre travail, moins votre entretien coûtera, et moins vous ferez de mal. Votre entretien ne coûte pas seulement de l’argent, il coûte la dégradation d’autrui. Vous faites plus qu’employer ces gens-là : vous marchez sur eux. Oui, cela est inévitable : vous avez votre place et ils ont la leur ; mais, du moins, essayez de marcher le plus légèrement possible, et sur le plus petit nombre d’hommes possible. De nourriture, d’habits, de logemens, ce qui en conscience est indispensable à votre santé et à votre paix, vous pouvez le prendre avec justice. Mais tâchez de ne prendre que ce qui vous suffit ; ne gaspillez pas[1] ; » n’usez la vie de personne pour votre plaisir et votre caprice. Cessez un instant vos jeux de gentlemen et de marchands ; entendez la plainte autour de vous, celle de tous les pauvres qui vous servent et vous nourrissent, vos vassaux que vous devriez, en vrais seigneurs, servir et nourrir. Voyez les millions de misérables l’innombrable souffrance ; voyez le sang, — ce sang dont le rouge a tellement halluciné Ruskin que pour citer, dans son livre le plus fervent et le plus lyrique, un fait-divers atroce de faim et

  1. Times ans Tide, § 129.