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industrielle, si différente de la calme Angleterre agricole de jadis, et qui poursuit laborieusement, à travers tant de problèmes et d’angoisses, sa croissance énorme et sa profonde transformation de peuple moderne. Elle n’y réussira qu’en revenant à l’éternelle loi sociale, laquelle est une loi morale : « La société actuelle souffre de deux vices. En premier lieu, les maîtres n’y savent plus leurs offices et leurs charges de maîtres ; en second lieu, le peuple en conclut qu’il ne faut plus de maîtres, arrangement délicieux pour tous les imbéciles et profitable à tous les coquins. »

De là les apparentes contradictions qui choquent un Français dans la thèse de Ruskin. Champion de la misère, il est le champion de toute autorité. Passionnément il dénonce l’injustice sociale, mais il bafoue les démocrates et leur rêve égalitaire, et, plus âprement encore, ce que les libéraux appellent liberté. Il attaque les riches, mais il interdit au peuple le pouvoir. Il déclare la société moderne fondée sur le vol et l’usure, mais il hait les révolutions. Au fond, il n’imagine de réforme qu’à l’intérieur de l’antique forme politique et sociale existante. L’idée mystique de Burke est en lui ; la dislocation de cette forme, l’état révolutionnaire, c’est la société même qui se désagrège, retourne au pur nombre de ses individus, — et quelles combinaisons de la raison raisonnante pourront assurer la renaissance en elle de la puissance plastique, du mystérieux et spontané principe de vie, qui, de simple multiplicité confuse et mobile, l’a peu à peu déterminée forme complexe, organique et qui dure ? Quand, d’elle-même, une société tend à faiblir et se défaire, c’est qu’elle est atteinte dans son élément spirituel profond : l’instinctive volonté qui coordonne et maintient les groupes, les classes, les corps, en incitant les individus au don mutuel d’eux-mêmes. Nul espoir de guérison que par les disciplines morales. Le socialiste anglais et puritain, qui croit à d’antiques et nécessaires distinctions de castes, qui blâme l’égoïsme et la tyrannie des uns, les révoltes des autres, répète à tous leurs devoirs : devoirs des inférieurs qui obéissent, « demeurent à leur place » et travaillent ; devoirs des maîtres qui gouvernent, protègent et travaillent.


ANDRE CHEVRILLON.