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Et comme à ce discours Desing entre dans une épouvantable colère, l’oncle ordonne de diviser par un rideau l’appartement de la Reine. Desing y pénètre et les suivantes parent la princesse impatiente de se rendre auprès de son époux. À la vue de la tenture qui l’en sépare, la princesse s’étonne : « Pourquoi ce rideau ? Est-ce bien vous qui m’avez appelé ? — Ecoute, Reine, je pars en guerre contre le Nawab, et si je viens, c’est pour prendre congé de toi. » Les larmes alors se mêlent à la voix de l’épouse : « Eh ! quoi, vous allez quitter la forteresse ! Combattez, mais ne sortez pas des murailles ! — Non, non, quelles paroles entends-je là ? Reine, tu parles sans courage ! »

Les pleurs de la princesse ruissellent. Jamais elle n’a goûté les plaisirs de l’amour. Jamais elle n’a vu le visage de son époux : « Aurez-vous le courage de me laisser ainsi ! Non, je ne vous permets pas de partir ! Si, sourd à ma voix, vous vous éloignez, la victoire vous échappera. Et si vous revenez vaincu, je ferai fermer devant vous les portes. Je brûlerai le fort et le palais, je les ruinerai par le canon !… Et maintenant, allez, mon époux ! — Que la colère ne t’égare pas, ô ma Reine, répond Desing en riant. Je prends congé de toi le cœur léger. Et toi, veille sur ma citadelle ! »

La Reine tient dans sa main la feuille de bétel et la noix d’areck. Desing tend sa droite entre les rideaux. La Reine attire à elle la main de son époux, la serre avec force, pleure sur sa beauté : « Si votre main est si belle, quelle peut être la splendeur de votre face ! » Elle couvre de baisers cette main chérie, l’arrose de ses larmes ; et le cœur brisé, elle sort de l’appartement.

Ayant ainsi reçu le bétel des adieux, Desing fait seller le Barassari. « Oh ! mon cheval, si je remporte la victoire, je vous couvrirai d’une housse de perles ! » Mais la bête divine, qui connaît l’avenir, pleure, se roule sur la terre, cherche à mordre, fouette l’air de sa queue. C’est pourquoi Desing ne lui ménage point le blâme. Il reproche au cheval son ingratitude : « Quelle est votre conduite, Barassari ! Je vous ai acheté douze mille pagodes d’or, et jusqu’ici vous m’en avez coûté trente mille pour votre seule nourriture. En place d’eau, je vous ai abreuvé de vin. Je vous ai donné des pois de premier choix au lieu d’avoine. Je vous ai soigné comme mon propre enfant… Et, maintenant, vous craignez la mort ? Barassari, celui qui vit mille ans doit