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intriguait, qu’il trahissait avec les ennemis de la Cour, qu’il remplissait en Angleterre une mission louche. Enregistrant toutes les rumeurs, qu’elles partissent de droite ou de gauche, les journaux entretenaient sur son compte un doute perfide. On l’appelait le « patriote métis. » On répétait à tout propos que sa négociation de Londres avait échoué. Et, comme il arrivait en cette époque sombre à tous les hommes en vue, plus de popularité, plus d’amis. Par peur d’être compromis, ses flatteurs d’hier s’écartaient de Talleyrand avec défiance.

Lui, craintif et attristé, se tenait coi. C’est tout juste si l’on arrive à retrouver çà et là trace de son passage. Le 6 août, il dînait en petit comité chez le ministre américain Gouverneur-Morris avec le ménage Flahaut et son ancien collègue à la Constituante Beaumetz. Le 8, il siégeait, en qualité de juré, au Palais de Justice. On sait aussi, par Rœderer, qu’il s’intéressa aux efforts de Malouet, de Lally-Tollendal et d’autres personnages de même nuance, pour tirer de Paris Louis XVI et les siens, et les conduire à Rouen où commandait le duc de Liancourt.

Survient le 10 août. Un de ses biographes prétend qu’il y joua un rôle. On l’aurait vu aux Tuileries, à côté du procureur-syndic Rœderer. On l’aurait vu à l’Assemblée, silencieux et mal à l’aise, pendant cette tragique séance où, — sous les yeux de la famille royale entassée dans une loge étroite de journaliste, tellement basse qu’il était impossible de s’y tenir debout, — la chute de la monarchie fut consommée. Il ne lui aurait pas suffi d’être spectateur, il aurait été acteur ; au dernier moment, après la proclamation de déchéance, alors que les députés dans l’embarras se demandaient que faire de Louis XVI et de Marie-Antoinette, tirant de sa poche un chiffon de papier, il y aurait griffonné cet avis : « Envoyez-les à la Tour du Temple, » et il l’aurait passé au président. Est-il besoin de répondre à cette imputation, éclose dans le cerveau d’un publiciste sans autorité[1] ? Rœderer, d’après le même récit, s’empara du document et le conserva « toute sa vie comme un précieux autographe : « pourquoi alors ne l’a-t-il pas cité dans sa minutieuse Chronique de cinquante jours ? Pourquoi n’a-t-il pas soufflé mot de l’initiative de Talleyrand ? Et comment se fait-il aussi que pas un seul des contemporains, qui ont relaté dans leurs Souvenirs les épisodes

  1. L.-G. Michaud, Histoire politique et privée de Ch.-M. de Talleyrand, Paris, 1853, p. 25.