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des causes, on n’a confondu l’avocat avec le coupable[1]. »

Dans un mémoire, tout entier de sa main, Talleyrand s’efforça donc de montrer à l’Europe le malheureux Louis XVI comme un tyran et un traître, les massacreurs des Suisses comme des héros, l’Assemblée, « immuablement fidèle aux principes, » comme le sauveur et le garant de l’ordre et de la paix. Puis, il s’adressait directement au gouvernement britannique. Il ne faut pas, disait-il, qu’un malentendu se produise entre l’Angleterre et la France, qu’elles se brouillent ; que George III et ses ministres, prenant pour une insulte et une menace à tous les rois, le renversement du roi de France, déclarent la guerre à la Révolution :


Le gouvernement provisoire de France vient présenter au gouvernement anglais l’expression la plus franche de son amitié, de sa confiance et de sa profonde estime pour le peuple qui, le premier dans l’Europe, a su conquérir et conserver son indépendance. Il attend de la nation anglaise le retour de ces mêmes sentimens, il s’empresse de lui déclarer qu’il punirait avec sévérité ceux des Français quelconques qui voudraient tenter de s’immiscer dans la politique d’un peuple allié ou neutre ; enfin, il l’invite à se rappeler que, lorsque le peuple anglais, dans des circonstances plus orageuses et par un événement plus terrible encore, se ressaisit de sa souveraineté, les puissances de l’Europe et la France en particulier ne balancèrent pas à reconnaître le nouveau gouvernement qu’il venait de se donner[2].


En rédigeant son audacieux plaidoyer, Talleyrand, du moins, était-il sincère ? Se flattait-il de maintenir, par la seule magie de sa circulaire, un bon accord impossible entre le Conseil exécutif provisoire et le gouvernement de George III ? Il serait difficile de le croire. Tout de suite et tout seul, il avait deviné l’effet produit à Londres, chez les whigs comme chez les tories, par la chute brutale de Louis XVI. « Le 10 août, porte une note confidentielle de son écriture, a dû nécessairement changer notre position ; il a peut-être sauvé l’indépendance et la liberté françaises, il a du moins écarté et puni des traîtres, mais il nous a paralysés. Dès ce moment, il n’est plus possible de répondre des événemens ; il faut agir sur des bases nouvelles, ou plutôt, en s’abstenant d’agir, il faut se borner à prévenir et à surveiller les

  1. Le Procès et l’exécution du duc d’Enghien, Paris, 1888, p. 30.
  2. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 6. Ce document a été publié par M. Pallain dans son beau livre : le Ministère de Talleyrand sous le Directoire, p. V-IX.