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Aux coureurs d’utopies, il vint parler de réalités pratiques ; aux amateurs de guerre à outrance, il vint parler de paix. On a retrouvé, dans les papiers de Lebrun et dans ceux de Danton, un Mémoire, tout entier de sa main, daté du 25 novembre, sur les rapports actuels de la France avec les autres États de l’Europe[1], C’est un merveilleux cours de politique étrangère à l’usage des hommes d’Etat novices de la Convention. Les vues profondes, les pensées hardies et fortes y fourmillent.

Talleyrand marque d’abord la différence qui doit exister entre la politique d’un peuple libre et celle d’un gouvernement arbitraire. Le gouvernement arbitraire aura l’ambition d’exercer une « primatie » parmi les autres puissances ; le peuple libre aura l’ambition d’être « maître chez soi » et n’aura jamais « la ridicule prétention de l’être chez les autres. » « On a appris, un peu tard sans doute, que, pour les États comme pour les individus, la richesse réelle consiste, non à acquérir ou à envahir les domaines d’autrui, mais à bien faire valoir les siens. » Ce principe posé, il en déduit que les relations des États entre eux ne doivent plus être les mêmes. Les gouvernemens arbitraires désiraient des alliances offensives ; leurs traités avaient pour but tantôt d’»assujettir ou dépouiller des peuples, » tantôt d’ « obtenir la prépondérance politique de l’une des parties, c’est-à-dire, en termes plus simples, d’assouvir son ambition et sa cupidité. » Les peuples libres ne concluront que des alliances défensives afin de sauvegarder leur indépendance réciproque. Mais la France nouvelle n’a pas plus besoin d’alliances défensives que d’alliances offensives : « Elle ne doit pas chercher dans une alliance quelconque un moyen d’indépendance, de force et de sûreté personnelle plus prompt et plus puissant que celui qui doit résulter de l’exercice libre et unanime de ses propres forces. » Si elle contracte des alliances, ce ne sera que pour u hâter le développement complet du grand système de l’émancipation des peuples. C’est là que doit se trouver le seul objet de sa politique actuelle, parce que c’est là que se trouve le vrai principe des intérêts généraux et immuables de l’espèce humaine. » Le territoire de la France, poursuit Talleyrand, « suffit à sa population et aux immenses combinaisons de l’industrie que doit faire éclater le génie de la liberté ; » le mieux

  1. Ce mémoire a été publié par Robinet, Danton émigré, p. 243-251, et Pallain, le Ministère de Talleyrand sous le Directoire, d. XLII-LVI.