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amoureux de leurs femmes, » et, « si par hasard ils l’étaient, » ils trouveraient « ce sentiment si singulier qu’ils le cacheraient avec soin. » La réalité contemporaine est traitée avec le même sans-façon ; il n’est « truc » si grossier et si puéril qui ne soit, le cas échéant, utilisé. S’il faut qu’un amant chassé par un père cruel revoie une maîtresse idolâtrée, un « hasard providentiel » les réunit sur la grand’route : « l’objet aimé » roule en équipage, les chevaux s’emballent, le carrosse verse, les dames se pâment, l’amant accourt à la minute favorable, et reçoit dans ses bras, avec l’amante évanouie, de délicieux aveux d’amour : « On s’attend bien, écrit Mme de Tencin, que c’étaient Adélaïde et sa mère, c’étaient effectivement elles. » Quand un personnage est devenu gênant ou inutile, une bonne fièvre survient qui le supprime sans bruit : on « meurt rien que de la douleur d’avoir été abandonné. »

Le lecteur d’aujourd’hui pourrait ainsi exercer aux dépens de Mme de Tencin une ironie facile, qui risquerait pourtant de porter à faux. Elle avait, — doit-on le rappeler ? — un sens trop positif de la vie et une trop riche expérience pour prendre au sérieux ces fictions de fillette ingénue. Mais que lui importait leur puérilité ou même leur extravagance, si elle ne s’était proposé d’écrire ni des romans pittoresques, ni des romans réalistes, ni même des romans vraisemblables. Pour juger les siens à leur prix, il ne faut pas oublier dans quelle série littéraire ils se rangent. Le succès de Mme de La Fayette avait fait lever derrière elle toute une génération de romancières, qui mélangeaient comme elle à doses inégales l’histoire et la psychologie, et cherchaient dans le passé de beaux cas amoureux rehaussés par des noms illustres.

La réputation de Catherine Bernard, de la comtesse d’Aunoy, de Mlle de la Force, de Mlle Durand, de Mlle de Lussan, de Mme de Gomez et de leurs nombreuses sœurs est aujourd’hui un peu empoussiérée[1]. Il n’a pas manqué alors de critiques considérables pour promettre à l’Histoire d’Hippolyte de Mme d’Aunoy ou à l’Éléonor d’Yvrée de Catherine Bernard l’immortalité des chefs-d’œuvre : pâles répliques de la Princesse de Clèves, elles sont comme le prolongement obscurci de sa gloire. A mesure d’ailleurs que le genre était exploité par des mains inhabiles, il

  1. « On pourra consulter sur ces romancières le livre très nourri du baron de Waldberg : Der empfindsame Roman in Frankreich, t. I, Berlin-Strasbourg, 1906.