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encore pour leur amie. Ils la couvraient pour ainsi dire de leur dignité, l’entouraient de leur gloire alors considérable, et lui amenaient, pour qu’elle en fit sa cour, les jeunes auteurs à la mode et les vieux académiciens. Sauf Voltaire qui resta rebelle, il n’est guère d’écrivain distingué qui ne soit venu chez elle apporter un hommage curieux, bientôt déférent, et chercher comme un supplément de célébrité : Duclos, l’abbé de Saint-Pierre, l’abbé Prévost, Marivaux, Montesquieu, Piron, Mably, Condillac, Helvétius, Marmontel, bien d’autres dont la faveur fut courte et la réputation mourut en chemin, vinrent ainsi rue Saint-Honoré, et pour la plupart y revinrent. Elle sut en effet les gagner par la cordialité virile et la simplicité de son accueil. Plusieurs même, et des plus illustres, lui donnèrent une amitié spontanée, faite d’affection, de respect, et de confiance intellectuelle, amitié dont elle aimait à se parer et qui reste aujourd’hui le plus sûr témoignage de sa valeur et de son charme. Elle avait pour ses amis une bonté ingénieuse qui touchait par son à-propos et sa discrétion. L’argent qu’elle avait amassé dans les tripots et les banques louches, elle savait le dépenser largement et noblement. Plus d’une fois elle a réparé d’une main légère la petite fortune que Marivaux, trop distrait, trop charitable et trop élégant, émiettait sans y penser. Sa dernière générosité fut pour Montesquieu. Quelques mois avant sa mort, au moment où l’Esprit des Lois venait de paraître, elle acheta une bonne partie de l’édition, et en fit distribuer les exemplaires à tous ses amis. Il n’y a pas de charité plus exquise, et qui honore plus son jugement. Aussi Montesquieu l’appelle « notre amie » avec une intonation presque tendre ; et, quand elle mourut, Marivaux resta tout désorienté : « Mme de Tencin n’est plus, écrit-il à la comtesse de Verteillac ; la longue habitude de la voir qui m’avait lié à elle n’a pu se rompre sans beaucoup de sensibilité de ma part. » On sent, sous la réserve voulue des mots, une tristesse qui a sa pudeur et qui atteint le cœur au fond. Mais il avait déjà trahi toute l’ardeur de son amitié dans ce merveilleux portrait de la Vie de Marianne, où il l’a peinte avec une minutie et une subtilité d’admiration qui est le moins déguisé des aveux.

Avant l’affaire La Frenaye, tant et de si diverses intrigues absorbaient Mme de Tencin que la vie littéraire n’obtenait chez elle qu’une attention intermittente. Il fallut les rudes émotions, de l’embastillement, l’humiliation de l’exil et l’apaisement inévitable