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et depuis que vous m’avez joué le mauvais tour de me dégoûter de tout ce que je trouvais aimable avant que d’avoir l’honneur de vous connaître, vous êtes obligée à présent, en conscience, de me dédommager de l’ennui que vous êtes cause que je trouve partout. » D’autres, plus heureux peut-être en amour et plus illustres en littérature, n’avaient pas besoin d’une permission expresse pour se faire ouvrir la porte, à la maison de la rue Saint-Honoré. Ils y venaient à toute heure, en hôtes familiers et toujours invités. Un petit tableau, peint vers 1710 par ce pauvre diable de Jacques Autreau, nous a gardé le souvenir de ces réunions du matin, toutes gaies, tout intimes, autour de la table du déjeuner : trois convives seulement, et de cérémonie point. Fontenelle, correct et soigné, porte large perruque blonde, habit clair et veste en drap d’or ; Lamotte s’est emballé dans un manteau rouge ; Saurin, tout en noir, est plus négligé, comme il est permis à un mathématicien. Derrière ce respectable triumvirat, la maîtresse de maison fait une apparition jeune : toute simple, en robe du matin avec un bonnet bien retroussé qui laisse voir sur le front deux jolis accroche-cœurs, elle apporte elle-même la chocolatière. Cependant Saurin argumente et gesticule. On cause, et sérieusement, semble-t-il. Voilà les premiers « mardis » du salon Tencin. Les débuts sont humbles, mais charmans.

Pendant bien des années, Fontenelle et Lamotte s’en furent ainsi causer chez elle sans pédanterie ni apprêt. On voit par des notes de police, prises en juillet 1729, qu’ils lui faisaient des visites presque quotidiennes et dînaient à sa table plusieurs fois la semaine. Dans l’amitié qui les unissait tous trois, il restait peut-être, si la légende est exacte, quelques souvenirs d’amour, mais ce qui la vivifiait surtout, c’était la sympathie ou plutôt la camaraderie des intelligences. Mme de Tencin n’en fit pas pourtant une amitié purement intellectuelle : elle ne la laissa pas oisive et sans profit. Ses amis devaient s’attendre à être réquisitionnés pour des besognes parfois inattendues : c’est Fontenelle, on s’en souvient, qui travaille en cour de Rome pour l’annulation de ses vœux, Fontenelle qui la présente au Palais-Royal, Fontenelle qui intrigue au ministère près de son ami Morville pour obtenir à l’abbé une ambassade ou un évêché. Faut-il rappeler enfin le rôle de l’excellent Lamotte dans les affaires de Rome et la préparation du concile d’Embrun ? Mais ils faisaient mieux