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ne peut craindre de manquer d’esprit avec elle : « elle n’en désire jamais plus que vous n’en avez ; et c’est qu’en effet elle n’en a elle-même alors pas plus qu’il ne vous en faut. » Ce serait un raffinement de délicatesse, si ce n’était avant tout une intuition utilitaire.

La tradition de Mme de Lambert, et par elle du XVIIe siècle, se prolonge dans ce salon ; non qu’un Despréaux ou un La Bruyère eussent voulu fréquenter chez l’amie de Cydias : ils y eussent trouvé trop de beaux esprits et pas assez d’honnêtes gens, un irrespect trop joyeux à l’égard des Anciens et trop d’indifférence pour l’art pur. Mais chez Mme de Tencin, comme chez la marquise de Rambouillet ou chez Mme de Scudéry, le cœur humain reste le principal sujet d’étonnement, d’étude et de jouissance pour l’esprit. On y fait des portraits et des maximes, où Fontenelle, Montesquieu, Marivaux surtout aiment introduire « de la métaphysique, » c’est-à-dire une psychologie savante et raffinée. La maîtresse de maison se passionne pour ces problèmes du cœur. Elle met toute sa finesse à en proposer d’imprévus, qui font le tour de Paris et divisent les salons. Par exemple : « On dit d’un amant : il ne la voit pas où elle est ; on dit d’un autre amant : il la voit où elle n’est pas ; lequel exprime la passion la plus forte ? » C’est Marivaux qui fait les réponses les plus subtiles, inexactes parfois à force de recherche ; c’est Mme de Tencin qui fait les plus simples et les plus vraies. Tandis que Marivaux s’étale complaisamment en une série de petites phrases nuancées pour arriver au fin du fin, elle résume toute une expérience en des formules brèves et fortes : « La grande erreur des gens d’esprit est de ne pas croire les hommes aussi bêtes qu’ils sont. » — « L’état le plus difficile à supporter est celui où on est mal avec soi-même, » etc. Volontiers elle donne des consultations intellectuelles ou morales. Elle s’intéresse aux débutans et prend plaisir à écouter leurs premières œuvres. Ils ne trouveront chez elle ni complimens fades, ni admiration polie, mais bienveillance sincère et amitié positive. Voici un jeune poète qui lui apporte une comédie ; les vers sont jolis et les plaisanteries fines. Marivaux s’emballe, se fait ingénieux pour louer la pièce et s’engage à la patronner aux Italiens. Mme de Tencin, plus maîtresse de son enthousiasme et plus soucieuse de la réalité, — après un mot d’éloge aimable, mais bref, — préfère rappeler quelques principes, qui révèlent la femme