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n’aura qu’un mépris sans pitié pour « les âmes de chiffe, » honnêtes peut-être, mais qui ne savent pas résister aux pressions extérieures. En lisant ses lettres, il faut laisser là le détail des faits, les petites intrigues, les passions d’un jour, il faut oublier la monotonie et, somme toute, la médiocrité des intérêts ; il reste alors ce spectacle, qui n’est ni sans rareté ni sans beauté, d’une volonté féminine servie par un esprit très libre et tendue sans défaillance vers un seul but.


IV

Il y a d’elle un mot célèbre. Parlant un jour à son cher Fontenelle, et lui mettant la main sur la poitrine : « Ce n’est pas un cœur que vous avez là, lui dit-elle avec un sourire ; c’est de la cervelle comme dans la tête. » Elle aussi, ce n’était pas un cœur qu’elle avait là ; ou, s’il existait, elle l’avait bien maté. La plupart de ses amitiés, toutes ses galanteries semblent se succéder pour ainsi dire dans le silence de son cœur et même de ses sens : avoir un ami, c’est pour elle prendre un parti ; se donner un amant, c’est travailler à un dessein. Fontenelle n’a que « de la cervelle : » c’est un dilettante qui s’amuse avec les idées. Chez Mme de Tencin, tout est volonté : chaque désir tend impérieusement à sa réalisation, et les mouvemens de l’esprit s’achèvent en effort et en lutte. Plus qu’aucun homme, cette femme a eu soif de pouvoir, besoin de dominer ; et dans la vie, tout autour d’elle, elle n’a vu que « des outils à mettre en œuvre. »

Aprement et jusqu’au dernier jour, elle fait la chasse à l’argent comme au plus sûr « moyen de parvenir ; » elle ne se renferme dans son salon que pour rétablir sur les intelligences sa domination ruinée parmi les courtisans ; elle se crée des amis dans « le grand monde, » non pour flatter sa vanité, mais pour manifester sa force ; elle ne peut voir une volonté disponible sans chercher aussitôt à l’accaparer et à la rendre sienne ; elle méprise les femmes, mais elle s’en sert et conseille de s’en servir, parce qu’avec elles « on fait tout ce qu’on veut des hommes ; » son plaisir est de marier les gens pour faire deux prises d’un seul coup ; elle aime surtout les mariages difficiles qu’il faut emporter de haute lutte ; quand elle a dit : « J’en fais mon affaire, » c’est presque chose faite ; souvent l’utilité immédiate est