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nulle, mais sa virtuosité de femme « d’affaires » y trouve une satisfaction. Si elle a décidé la conquête d’une amitié, on se défend malaisément contre elle, et son accueil, toujours cordial, appelle et retient la confiance. Elle s’est donné pour règle de ne jamais rebuter personne, parce que, sur dix indifférens, elle trouvera peut-être un bon ouvrier pour travailler à son œuvre : c’est ainsi qu’on découvre des Lamotte et des Mably ; le visiteur novice, tout ému de sa bienveillance, sentant en cette femme, la veille inconnue, une amie véritable qui s’associe à tous ses rêves, s’écrie avec attendrissement : « Oh ! la bonne femme ! » Mais l’instant d’après, si « l’ami » trop naïf la gêne sur sa route, elle n’hésitera pas à se débarrasser de lui en « douceur. » Sa pensée de derrière la tête est un dédain profond pour l’espèce humaine ; volontiers, entre intimes, elle s’en va répétant que « la grande erreur des gens d’esprit est de ne pas croire le monde aussi bête qu’il est. » « Accoutumée à faire tous les usages possibles de son corps et de son esprit pour arriver à ses fins, » elle y arrive presque toujours, parce qu’elle ne craint aucun remords et ne se sent aucun scrupule ; elle est « sans principes, capable de tout exactement. » Il n’y a pas de tempérament plus amoral dans son fond.

Elle a eu des amis, mais pas une amie. De toutes les femmes qui l’ont connue, bien peu Font approchée sans effroi ; beaucoup lui ont rendu en haine ce qu’elle leur donnait en mépris : « la bonne » Mademoiselle Aïssé elle-même la « détestait, » par une instinctive répugnance d’âme féminine. C’est que Mme de Tencin était très peu femme : Marivaux disait déjà que « son esprit n’avait pas de sexe, » façon galante d’insinuer qu’elle avait l’esprit masculin. Elle a attaqué la vie en homme, elle a senti comme bien peu la mâle volupté de l’effort, et il n’y a pas de femme peut-être qui ait plus souffert de n’être pas homme. Si elle a aimé son frère d’un amour si passionné, c’est que cette volonté molle n’était qu’un instrument dans ses mains, qu’elle s’était incarnée tout entière en lui, et qu’elle goûtait avec lui l’illusion de la lutte virile. Par cette affirmation robuste, et jamais découragée, de sa passion et de son vouloir, elle a conquis chez ses amis une estime et même un respect qui sont aujourd’hui encore le meilleur de sa fortune ; beaucoup ont éprouvé devant elle une admiration d’artistes, à la fois attirés et inquiétés par cette « rare créature. » « Elle avait, dit Marivaux, une âme