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un travail de délicats ciseleurs. Il a peu parlé de Lucrèce, et Catulle ou Properce l’ont plutôt intéressé par les renseignemens qu’ils lui fournissaient sur les mœurs du temps que par leurs qualités proprement esthétiques. Mais ni les « artistes » ni les « penseurs » ne sont nombreux dans la littérature latine : elle est tout entière tournée vers l’action ; ses plus belles œuvres, l’Enéide de Virgile ou les Annales de Tacite, ont toujours une destination pratique et sociale. La tendance de M. Boissier à orienter l’histoire littéraire vers l’histoire politique et morale, plutôt que vers celle de la philosophie ou de l’art, n’avait donc pas ici les inconvéniens qu’elle aurait pu avoir si, au lieu de Rome, il eût envisagé la Grèce ou l’Allemagne. Bien au contraire, il y avait harmonie profonde entre l’auteur et son objet. M. Boissier aimait par-dessus tout la vie réelle, agissante, familière même : nul ne pouvait mieux comprendre que lui cette littérature, qui baigne de toutes parts dans la réalité environnante, et qu’on n’en peut abstraire. Cette exacte correspondance lui a permis d’accomplir la tâche qu’il s’était assignée, et qu’on pourrait ainsi définir : la reconstitution, à l’aide de la littérature, de ce que fut la vie romaine.

Suivons-le pas à pas aux diverses étapes de cette tâche, et, tout d’abord, voyons par quel travail de documentation précise il se préparait à ses essais de résurrection psychologique. Il peut sembler presque superflu de signaler son scrupule à n’utiliser que des renseignemens d’une valeur indéniable : n’est-ce pas la vertu professionnelle de tout historien, et ne devrait-elle pas être banale ? Elle ne l’est pourtant pas autant qu’on le croirait ; elle ne l’était pas surtout à l’époque où M. Boissier a commencé d’écrire, et où la critique littéraire, même appliquée à l’antiquité, était encore insuffisamment purgée de fantaisie romantique et de métaphysique vague. Que d’inductions trop rapides, que de généralisations mal motivées, et, pour trancher le mot, que de légèretés, chez un Villemain même, un Ampère ou un Nisard ! Et d’autre part, quelle répercussion peut avoir, dans des matières si lointaines et si mal connues, le moindre détail aveuglément accepté ou dédaigneusement négligé ! Quelques exemples, pris au hasard dans l’œuvre de M. Boissier, en feront sentir l’importance. On ne peut pas tracer le tableau de l’époque de César sans faire une large place à la personnalité de Brutus ; mais on ne peut pas connaître son vrai caractère sans savoir s’il