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jamais eu ni la poltronnerie de fuir les terrains semés de charbons ardens, ni la maladresse de s’y brûler les pieds. Il a toujours su tenir sa liberté d’esprit indemne des partis pris politiques et religieux. Sans oublier son temps, il ne lui a pas permis de le dominer tyranniquement. Sa conception purement objective de l’histoire achève de donner à sa restitution des mœurs romaines son caractère de franche et sereine solidité.

Œuvre d’érudit et de psychologue, l’ensemble de ses travaux est aussi une œuvre d’artiste. La beauté de la forme est un mérite d’autant plus appréciable chez lui qu’il était plus rare chez ceux qui, avant lui, s’étaient consacrés aux études spéciales d’érudition, et qui se souciaient fort peu de rendre intéressans, ou même lisibles, les résultats de leurs recherches. Il a fait tomber la barrière qui séparait l’épigraphie et l’archéologie de la littérature, annexant de la sorte à celle-ci de nouvelles et riches provinces. Il y a été aidé par son talent personnel d’écrivain, par ce style clair, rapide et souple, qui a été tant de fois vanté, et dont il est plus facile de sentir le charme que de définir la nature. Car il y a de tout dans la manière d’écrire de M. Boissier. Il a de l’esprit, un esprit qui n’a rien de méchant ni d’affecté, qui se contente de souligner légèrement les ridicules qu’il rencontre, sans cesser d’aimer, ou même d’admirer, ceux chez qui il les voit. Il a, parfois, de l’éloquence : en présence d’un sujet qui lui suggère quelque sentiment plus vif qu’à l’ordinaire, s’il lui faut réhabiliter Cicéron contre les attaques de Drumann et de Mommsen, ou les martyrs chrétiens contre les railleries voltairiennes, s’il veut exprimer son indignation contre les bourreaux, sa pitié pour les victimes, son respect pour les grandes âmes, il arrive à une gravité ferme et sobrement émue, qui ne laisse pas de pénétrer assez loin. Mais ce qui domine dans son style, ce sont les qualités proprement classiques : la pureté du vocabulaire (il témoignait à ses élèves une horreur profonde du néologisme, et, si l’on en croit la tradition, n’avait jamais pu lire en entier un roman de Balzac), l’exactitude et la délicate justesse des termes, la simplicité, l’absence de tout charlatanisme. M. Lavisse a raconté à ce propos une anecdote bien typique. Quand il était dans la classe de M. Boissier, il avait inséré dans un devoir français (une lettre à Condé), une prosopopée de la France dont il était ravi. « J’en attendais l’effet sur vous et sur la classe, car, bien sûr, vous ne manqueriez pas de