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de sentir de la nôtre ; historien soucieux de vérité, artiste épris de couleur locale, il goûte principalement dans les lettres de Mme de Sévigné ce qui exhale le parfum des mœurs disparues.

Le succès très vif du volume de M. Boissier sur Mme de Sévigné le désignait pour être le biographe de l’écrivain qui, avec elle, nous fait le mieux connaître le XVIIe siècle, et l’on comprend qu’après les lettres de la marquise, il ait abordé les Mémoires de Saint-Simon (1892). Le sujet, cette fois encore, était fait pour lui plaire et lui convenir. Il avait devant lui un de ces auteurs qu’il aimait tant à étudier, aussi peu affecté, aussi peu « homme de lettres » que possible, un écrivain qui confessait bonnement n’avoir jamais été « un sujet académique, » mais en revanche un homme d’une âpre et forte originalité, se dévoilant sans réserve dans tout ce qu’il écrivait, criant à tue-tête ses passions et ses rancunes. C’était, pour un tel peintre, un modèle à souhait que ce duc et pair. Les petits côtés du personnage, ses préjugés, ses disputes d’étiquette, ses dédains puérilement surannés pour la « robe » et la « plume, » égaient doucement la malice de M. Boissier ; et ce qu’il y a de plus extraordinaire en Saint-Simon, la vigueur insolite de ses haines, la pénétration de ses jugemens, la force éclatante de son style, ne sauraient le déconcerter : ne connaît-il pas Tacite ? et l’auteur des Mémoires est-il un satirique plus rude ou un écrivain plus puissant que celui des Annales ? Il n’est donc pas surprenant que M. Boissier ait parfaitement compris Saint-Simon. Une très amusante biographie, à la fois copieuse et rapide, suit Saint-Simon au logis paternel, à l’armée, à la Cour, aux affaires, dans la retraite, expliquant comment les traditions de famille, les déceptions de Cour, les rêveries politiques, les bouderies d’une vieillesse isolée, sont venues se fondre dans un torrent de colère et d’aigreur, et ont produit le chef-d’œuvre enfiellé qui s’appelle les Mémoires. En ayant démêlé les origines, M. Boissier est à l’aise pour en apprécier la portée. Quand il lui faut, pour mesurer la justesse d’esprit de l’historien, reprendre ses opinions les plus saillantes, il les contrôle avec une liberté de jugement bien rare en un sujet si complexe. Il n’est pas dupe, cela va sans dire, des grandioses apparences de cette Cour dont Saint-Simon a écrit tant de mal ; mais il n’est pas davantage dupe de Saint-Simon. Sur les grandes figures de l’époque, sur Louvois ou Villars, sur Louis XIV ou Mme de Maintenon, il formule à son tour une appréciation, souvent